20 mai 2008

La République fraternelle assassinée

Article publié sur le site Afrique Liberté
le 16 mai 2008
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La République fraternelle
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assassinée





Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras
cette population prolifique comme des lapins (…).
Nos comptoirs, nos escales,
nos petits territoires d’outre-mer, ça va,
ce sont des poussières.
Le reste est trop lourd.


Charles de Gaulle





L'épopée engagée le 13 mai 1958 à Alger, avortée, se solda par la dislocation programmée et calculée de l’ensemble franco-africain. Vaste gâchis, dont la France sortit essentiellement réduite à l’Hexagone métropolitain et à une poignée de « poussières » ultramarines, tandis que les territoires d’Afrique et leurs populations subissaient une « rupture » ni voulue par eux, ni préparée, et dont le nom « magique » d’indépendance (selon l’expression de Raymond Aron) tenait lieu de programme improvisé.

Derrière le décor de théâtre, avec ses cotillons, ses serpentins, ses slogans à la fois séduisants, flatteurs et enivrants, que se passa-t-il vraiment ?

La partie de l’Empire la plus performante économiquement, la Métropole, délestée de ses territoires et de ses populations les moins compétitives, fut promise à quelques décennies de prospérité facile, spectaculaire et garantie ; dans le même temps, les territoires d’Afrique se virent, eux, sommés d’accéder à l’indépendance au pas de course, quels qu’en soient les risques.

Les stratèges parisiens, cherchant à rendre définitif et irréversible un divorce si péniblement obtenu (Léon Mba réclama en vain, par exemple, la départementalisation pour le Gabon), conseillèrent aux Africains d’oublier le plus vite possible leurs rêves d’unité franco-africaine, rêves qu’avaient longtemps portés, sans tourner le dos ni à leur race, ni à leur civilisation, des hommes tels que Léopold Sédar Senghor, Lamine Guèye, Félix Houphouët-Boigny, Léon Mba, Barthélémy Boganda, mais aussi Robert Delavignette, et tant d’autres partisans de la fraternité franco-africaine. Sous l’œil bienveillant des Soviétiques et des Américains (alors érigés en chefs d’orchestre idéologiques mondiaux), les chefs des Etats africains devenus « souverains » réécrivirent donc l’Histoire en accord avec la France et le reste du monde.

Certains, politiques ou intellectuels, noirs ou blancs, firent en sorte que les Africains se replient sur leurs racines Nègres, alors même que toute la période coloniale avait été l’époque d’un mélange et d’une acculturation (plus réciproque qu’on ne veut bien le dire…), qui avaient laissé des traces profondes dans bien des esprits. Mais c’est qu’il convenait désormais de faire table rase d’un siècle de rapprochements et d’échanges, d’effacer une identité franco-africaine parfois plus qu’ébauchée, pour laisser la place à une certaine pureté africaine, mais aussi française, que la colonisation et ses velléités assimilationnistes avaient dangereusement menacées.
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Ce refoulement de l’identité commune et cette exaltation des identités respectives, bien sûr, Paris les encouragea. Les centres culturels français en Afrique servirent de relais à cette idéologie nouvelle, qui n’hésitait pas à chanter les louanges de la race noire, si longtemps méprisée, quitte à sombrer dans de nouveaux simplismes et de nouvelles exaltations racialistes (avec, cette fois, la race noire dans le rôle de la merveilleuse vedette)…

Dans ce contexte placé sous le signe du lavage de cerveau et de nouvelles aberrations racistoïdes au nom de considérations et d’enjeux macro-politiques et, plus discrètement, macro-économiques, l’époque fut celle des succès faciles pour la Métropole (délestée d’une Afrique qu’elle n’avait plus besoin de développer, mais qu’elle maintenait inféodée afin de pouvoir s’y servir à volonté et à vil prix ; afin, aussi, de bénéficier de son appui indéfectible dans les instances internationales) et des prédations hors de tout contrôle démocratique – la plupart des chefs d’Etat africains s’érigèrent en dictateurs, avec la complicité de la France ou de toute puissance étrangère ayant les moyens de la remplacer (URSS, USA…).


Si la classe politique métropolitaine et le général de Gaulle, en 1958 et pendant la grosse décennie qui précéda (1945-1958), avaient écouté les leaders africains et les populations qui les soutenaient, que se serait-il passé ?

Comme le laissait entendre Emile-Derlin Zinsou lors d’une conférence en 1985, il est probable que la France et les territoires d’Afrique seraient aujourd’hui la République Franco-Africaine (à l’exception des Comores et de Djibouti, toutes les « poussières » dont parlait le Général sont restées fidèles à la République, malgré ses options blancistes…), infiniment plus riche et plus puissante. Les Africains, hommes dont le génie et la valeur n’échappent qu’aux imbéciles (nombreux…), auraient porté haut les couleurs de la République, de ses valeurs et de la laïcité, et se seraient enorgueillis, à l’instar d’un Boganda ou d’un Senghor, d’être les « Français » du XXIe siècle, c’est-à-dire les Franco-Africains héritiers de leurs aïeux tombés, fussent-ils analphabètes, au champ d’honneur à Verdun aussi bien qu’à Toulon ou en Italie, au cours des deux guerres mondiales.
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Face aux USA ségrégationnistes rudoyant Rosa Parks et assassinant Martin Luther King, face à l’Afrique du Sud organisant l’apartheid, face à l’URSS opprimant ses minorités ou écrasant les rébellions démocratiques dans les « républiques sœurs », la France multiraciale, multiculturelle, républicaine et égalitaire aurait été en position de servir au monde d’exemple par excellence, ayant accompli l’égalité raciale au gré d’une puissante cohérence et continuité historique, par delà les douloureux et lamentables errements du colonialisme, et malgré les entraves et autres savonnages de planches soviétiques, américains, ou autres.

En construisant la République métisse franco-africaine, en mêlant leurs sangs, les citoyens « français » de métropole et d’outre-mer auraient accompli l’une des plus grandes fécondations civilisationnelles de l’Histoire de l’humanité.
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La République franco-africaine, fusionnant les apports culturels africains et français dans la matrice républicaine, aurait tiré de son identité multiple une identité nouvelle, consistant en un dépassement des problématiques raciales ou des particularismes qui avaient ensanglanté le XXe siècle, chacune des identités, individuelles ou collectives, apportant sa part à l’ensemble commun dans l’espace démocratique et républicain. Nourries du double feu de la sagesse des griots et de la nuit du 4 août 1789, la France et l’Afrique éternelles, épousées et offertes l’une à l’autre, eussent conjugué leurs forces pour rayonner et aider, autant que possible, le reste de la planète à avancer debout contre tous les esclavages et toutes les superstitions.

Or, au lieu de cela, méprisant l’idéal républicain et les revendications des Africains, reniant les promesses d’égalité et de fraternité mille fois prononcées par les IIIe et IVe Républiques, et réitérées avec une force inouïe par la République de 58 (qui justifia, par ce programme, le coup d’Etat du 13 mai à Alger et le renversement de ce que le Général appelait le « système » de la IVe), n’hésitant pas à user jour après jour d’innombrables mensonges, manœuvres, subterfuges et trahisons, le gouvernement parisien organisa donc le divorce franco-africain, en poussant adroitement les Africains, souvent malgré eux, vers la porte de sortie de la République.


Avec un demi-siècle de recul, le bilan de cette phase historique est accablant. La France de 2008, vautrée dans un luxe qui tire ses dernières cartouches sur fond de paupérisation galopante et d’immigration incontrôlable, regarde en chien de faïence une Afrique qui n’en finit pas de subir les affres du sous-développement et les désastres du néocolonialisme, ses prédations et ses dénis de justice sociale et de démocratie.
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A la place d’un grand rêve fraternel, ceux qui renversèrent la IVe République imposèrent à l’ensemble franco-africain un apartheid à la française, une opulence facile pour les uns, une lente descente aux enfers pour les autres. Avec, au bout de la route, le naufrage pour les deux parties.

En guise d’épilogue provisoire de cette idéologie de la séparation (et, on l’a vu, du repli identitaire qui y présida, du côté métropolitain, et qu’elle exigea et entraîna, du côté africain), on assiste aujourd’hui à un formidable vertige communautariste, et au développement de l’extrémisme et de la haine. Car faut-il s’en étonner, dans ce lent pourrissement généré par un écheveau idéologique délétère enseveli sous une chape d’épaisse hypocrisie, de mensonges et de surprenantes collusions (capitalistes et communistes, progressistes et réactionnaires, nationalistes et internationalistes, etc.), les racismes et les ostracismes pointent à nouveau le bout de leur nez, nourris non seulement d’endoctrinements stratégiques, mais aussi de mélancolie et de mal-être, chez les Blancs comme chez les Noirs. Car beaucoup, dans leur for intérieur, n’ont jamais digéré cette séparation à contre-courant de l’histoire républicaine franco-africaine. Qu’on aille interroger le petit peuple d’Afrique pour s’en convaincre, mais aussi le petit peuple de métropole, pas si naïfs ni dupes (ni nationalistes, ni sottement étriqués) que nos chères « France d’en haut » et « Afrique d’en haut », ô combien méprisantes et imbues d’elles-mêmes, voudraient le croire…

En définitive, et logiquement, la fraternité refusée, bloquée et interdite à grand renfort de manipulations des masses accouche, cinquante ans plus tard, sur des rancœurs exacerbées et des délires nationalistes à connotations fascisantes, en particulier du côté de certaines « élites » qui, bien entendu, s’en défendent.

Car dans ce contexte catastrophique, ceux qui tirent bénéfice du système, ceux qui ont mis en place ses principaux ressorts et les cultivent sans cesse, ceux-là sont les plus mal placés pour le dénoncer, puisqu’ils en profitent copieusement. Pour cette raison, les souvenirs du 13 mai 1958 doivent demeurer, plus que jamais, sous le boisseau.

De là, faut-il vraiment s’étonner que nos chers confrères des médias de masse aient jugé bon d’évoquer le moins possible le souvenir délicat du 13 mai 1958, avec ses si grands et si dérangeants rêves de fraternité ? Souvenirs éminemment gênants, on l’a compris, pour à peu près tout le monde dans les hautes sphères, en notre début de XXIe siècle qui, finalement, n’en finit pas de devenir plus bête et de succomber aux appels de la bassesse, des plaisirs fugaces (quand tout s’effondre autour de soi, il faut bien s’étourdir…), de la confortable mémoire en toc, et de la détestation de l’autre. Et de subir les conséquences de choix éminemment contestables, et pour tout dire démentiels, qui furent faits il y a un demi-siècle… Mais qui, il faut le croire, présentent encore quelques mystérieux avantages…

Quant à la classe politique hexagonale, présidence de la République française en tête, elle s’est bien gardée de commémorer l’événement. Allez savoir pourquoi...


Alexandre Gerbi
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