13 sept. 2008

Stephen Smith ou L’autisme de l’intelligentsia française

A propos de Négrologie de Stephen Smith




Stephen Smith

ou

L’autisme
.
de l’intelligentsia française





Mea maxima culpa ! Il ne m’a pas fallu moins de cinq ans pour me décider à lire Négrologie de Stephen Smith, dont le titre me faisait redouter le pire de la part d’un ancien journaliste du Monde. Cet été sur la plage, j’ai finalement pris le temps de m’y frotter. Fiche de lecture « été 2008 », donc, bien que l’ouvrage soit sorti en 2003. Pour donner dans la litote, disons que le voyage ne fut pas décevant…


L’auteur de Négrologie prétend rendre aux Africains leur juste part de responsabilité dans le désastre qui accable leur continent. Pourquoi pas ? Mais concernant l’Afrique ex-française, encore eût-il fallu que Stephen Smith replaçât cette part de responsabilité-là, évidemment incontestable – à vrai dire, comment pourrait-il en être autrement ? –, dans son contexte idéologique, politique et historique. Or cela Stephen Smith ne le fait pas, préférant expédier la décolonisation franco-africaine en quelques phrases.

Ainsi Stephen Smith note-t-il à la page 94 de son ouvrage :

« En Afrique francophone, la décolonisation eut lieu dans des conditions singulières que « l’indépendance du drapeau » résume parfaitement. Défaite et occupée par les Allemands, mais néanmoins parmi les puissances victorieuses de la Deuxième Guerre mondiale, la France devait sa continuité d’Etat, puis sa propre « libération », à ses colonies d’Afrique. Dans ces conditions se forgea, à partir des réseaux gaullistes de la Résistance, un bloc historique qui n’allait aucunement être clivé par l’accession à la souveraineté, en 1960, de la plupart des colonies africaines de la France. Adepte de formules illusionnistes, Edgar Faure avait fourni le mot d’ordre – « partir pour mieux rester » – à cette décolonisation de pure forme. »

On le voit, la décolonisation franco-africaine en tant que telle ne semble pas poser de question particulière à Stephen Smith qui, après ce descriptif pour le moins expéditif, embraye directement sur la période post-coloniale, l’ère Foccart et ses suites plus ou moins « barbouzardes »… Une douzaine de lignes pour traiter de la décolonisation franco-africaine dans un ouvrage comptant près de 250 pages, voilà qui est fort court, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais cela s’explique…

La décolonisation franco-africaine, telle qu’elle s’est déroulée, parce qu’elle tient une place décisive au cœur-même de la problématique que soulève Stephen Smith (le désastre africain, ses responsables, ses causes), aurait mérité un examen nettement plus conséquent... Rappelons en effet que si l’Afrique est devenue le théâtre de toutes les dérives (dictature, corruption, détournements, népotisme, violence politique, abus de pouvoir de tous ordres, guerres civiles, extrême misère, ravages des maladies…), ce n’est pas, à bien y regarder, du fait des Africains, mais des gouvernements de l’ex-métropole. En effet, contrairement à une idée répandue par la puissante machinerie de ce qu’il convient d’appeler « l’histoire officielle de la Ve République[1] », l’indépendance ne fut pas le fruit de la volonté des Africains. Ceux-ci, pour la plupart, réclamaient la fin du colonialisme, et défendaient, pour y parvenir, le maintien des liens organiques entre leurs Territoires ou leurs Etats et la France, dans le cadre de la République, que celle-ci fût confédérale, fédérale ou jacobine. C’est qu’à leurs yeux, la République française était la meilleure garantie du libre exercice de la démocratie, à savoir de la souveraineté populaire et du développement économique et social de l’Afrique. Au contraire de ce qui est régulièrement répété depuis une cinquantaine d’années, l’indépendance des territoires de l’Afrique française ne fut pas le résultat de l’aspiration des leaders et des populations d’Afrique à l’indépendance, mais essentiellement le résultat de la volonté de la classe politique métropolitaine.

La dislocation de l’ensemble franco-africain, organisée par le général de Gaulle et préparée, déjà, quoi qu’on en dise, par la IVe République, est la grande cause originelle aussi bien des malheurs de l’Afrique ex-française, que de l’opulence éphémère, puis de la relégation, voire de l’effondrement progressif, ces temps-ci d’ailleurs accéléré, de la France métropolitaine.

Or ce grand secret d’une indépendance non désirée par l’Afrique et, en dernière analyse, imposée par la métropole, Stephen Smith ne peut l’avouer, si tant est, d’ailleurs, qu’il en ait vraiment conscience. En tout cas, comme s’il se faisait le chantre de ce que nous avons appelé l’ « idéologie de la Ve République », Stephen Smith semble ignorer que si l’Afrique s’« autodétruit », c’est au gré d’un programme qu’elle accomplit, certes, mais dont elle n’a pas voulu…

Il faudrait en effet se souvenir que les Africains des années 1950 adoraient la France comme une idole parfaite et barbare, dépositaire d’une civilisation fascinante, et dont l’alliance était précieuse et indispensable dans le grand cirque de la modernité. Cette attraction, Rome l’exerça en son temps, pour des raisons analogues, sur la Gaule et ses autres colonies, après avoir été elle-même subjuguée – et profondément influencée – par la Grèce (qu’elle avait pourtant conquise…) et sa « miraculeuse » civilisation.

Lucides, les Africains savaient que sans la France, les pires dangers les guettaient, y compris ceux venus d’en dedans d’eux-mêmes – ces travers qui permettent, précisément, à Stephen Smith de mettre l’homme noir au banc des accusés… Mais parallèlement, les Africains savaient que ces tréfonds d’eux-mêmes d’où pouvait remonter le pire recelaient aussi d’ineffables trésors. Et ces trésors qui leur étaient si chers et faisaient leur fierté, les Africains ne doutaient pas qu’ils s’épanouiraient dans la corolle de la République française qui les avait un jour si imparfaitement et si brutalement enrobés, et qu’ils propageraient bientôt au nouvel ensemble franco-africain, enfin réellement égalitaire, leurs couleurs et leurs matières. Les Africains voulaient assimiler la culture française sans être assimilés par elle, comme le disait Léopold Sédar Senghor, afin de recevoir les leçons de la France tout en lui apportant, selon un mouvement réciproque et fécond, les leçons de leur(s) propre(s) civilisation(s). Tel était le pari des Africains d’alors : dans un rapport de stricte équité, d’égalité, dans le cadre de la République démocratique, égalitaire et sociale, ce mariage ne pouvait être inégal. Il se traduirait par l’influence, le façonnement mutuel, et accoucherait nécessairement, à terme, d’une grande nation multiraciale et multiculturelle, réunie autour d’une langue, le Français (ou le Franco-Africain, puisque le Français est devenu de facto une langue véhiculaire africaine), et des valeurs républicaines : Liberté, Egalité et Fraternité, dans la Laïcité. Tel était le « plan » voulu et réclamé par la plupart des Africains après 1945 et dans les années 1950 : construire la grande République française multiraciale et multiculturelle, c’est-à-dire la grande République franco-africaine, porteuse d’une nouvelle civilisation métisse vouée à rayonner sur le monde.

Ce projet égalitaire et fraternel ébauché sous la IIIe République et scellé dans le feu mortel des champs de bataille, la Ve République naissante promit de l’accomplir, en dépassant enfin les atermoiements du régime précédent. C’est en effet sur ce mandat révolutionnaire – mais répondant en réalité, de son aveu-même, à une forte cohérence historique – que le général de Gaulle fonda donc la légitimité de son retour aux affaires et justifia le quasi coup d’Etat militaire de mai 1958 qui lui permit d’abattre la IVe République. Mais, dans un second temps, le fondateur de la Ve République mit implacablement cet audacieux projet à terre. Au grand dam des Africains, recourant à mille stratagèmes (mensonges multipliés, promesses solennelles trahies, humiliations accumulées, violations de la Constitution, etc.), le général de Gaulle accula l’Afrique à l’indépendance, et démantela l’ensemble franco-africain avec la complicité, active ou passive, de la majorité de la classe politique métropolitaine. Ainsi la métropole fut-elle vouée à l’opulence facile, tandis que les anciens territoires africains, plus que jamais vassalisés, furent condamnés à une lente descente aux enfers politique, économique et sociale.

On le voit, sous cet angle, la responsabilité qu’impute Stephen Smith aux Africains est toute relative, puisque le désastre dont l’auteur de Négrologie voudrait rendre l’Afrique en grande partie coupable résulte d’un choix fondamental – l’« indépendance » – auquel l’Afrique était, justement, opposée, précisément parce qu’elle redoutait ce désastre-même…

Cela, évidemment, Stephen Smith préfère le taire, ou l’ignorer.

Sa cécité est telle qu’elle le conduit à commettre d’effarantes méprises. Qu’on en juge à la lumière de ce passage, particulièrement édifiant, de son livre :

« (…) En face, chez les Africains, l’incompréhension, l’amertume et la colère sont plus fortes encore. « Nous sommes un melting-pot culturel, des mutants culturels que l’Occident a créés et qui font se gratter la tête », a expliqué, le 27 septembre 1985, le chanteur de reggae ivoirien Alpha Blondy au quotidien français Libération. « Ils sont venus et nous ont dit : « On va vous coloniser. Laissez tomber les pagnes et les feuilles. Prenez le Tergal, le blue-jean, Ray Ban style ». Et puis, en cours de route, ils changent d’avis : « Ecoute, ça revient trop cher, vous êtes indépendants ! » Ce serait trop facile. Nous ne voulons pas de cette indépendance-là. Nous voulons que cette coopération qui a si bien démarré continue. Tu sais que tu es condamné à me reconnaître, tu ne peux m’appeler bâtard : je suis le fruit de ta culture. Je suis maintenant une projection de toi. Les Blancs ne doivent pas démissionner. Celui qui m’a conquis et qui m’a mis son verbe sur la langue, il n’a pas intérêt à se tromper. Je ne peux pas le lui permettre. » La hargne du colonisé devenu assisté émerge de ces paroles de bouderie, de chantage. L’Afrique est blessée dans sa dignité. Le grand soir de la revanche historique, sa violence ne sera pas gratuite[2]. »

Difficile de faire plus profond contresens…

Quand Alpha Blondy procède par analyse et explication précises sur un ton dynamique, presque groovy autant qu’incisif, Stephen Smith ne voit que « hargne » et « bouderie ». Quand Alpha Blondy dénonce l’indépendance – et la rupture qui en découla – comme une décision unilatérale de l’ancienne puissance coloniale motivée par l’appât du gain, Stephen Smith fait mine de n’avoir rien entendu. Quand Alpha Blondy l’Africain fait appel au Français et à l’Occidental affirmés comme alter ego, et fonde sur cette identité commune, fruit d’une vision à la fois cohérente et fraternelle de l’Histoire – que nous évoquions plus haut – un appel à l’entraide et à la fraternité en direction d’une France et d’un Occident mis devant leurs évidentes responsabilités, Stephen Smith ne perçoit que du « chantage ». Enfin, quand Alpha Blondy présente l’image d’une Afrique ouverte, lucide et sereine, assumant crânement son identité mêlée et avide que se poursuive un rapprochement constructif avec la France et l’Occident, Stephen Smith ne décèle qu’amertume agressive et violence en gésine…

On aurait tort de prendre pour effet ce qui est la cause. Car cet aveuglement et cette surdité de l’ancien journaliste du Monde est le reflet de la pensée officielle de la Ve République et plus généralement de l’idéologie de la seconde moitié du XXe siècle au plan mondial. Cette idéologie dominante s’emploie depuis un demi-siècle à répandre une histoire fallacieuse de la décolonisation, qui brouille le fond du problème africain, mais aussi de la crise française, et engendre les plus périlleuses névroses. En mentant sur l’Histoire, la France, l’Occident, Etats-Unis en tête et, en son temps, l’URSS et le monde communiste, ont promu une vision qui justifiait le divorce franco-africain et, plus généralement, euro-africain. Progressivement privée de l’alliance française, l’Afrique francophone en particulier et le Continent tout entier en général ont pu ainsi devenir un ring d’affrontement de la guerre froide, puis, une fois l’URSS disparue, être livrés à la mondialisation la plus sauvage, avec ses effets dévastateurs et meurtriers.

Dans cet aveuglement qui conduit Stephen Smith à comprendre complètement de travers la citation d’Alpha Blondy, on a en raccourci tout ce qui tue l’Afrique et la France de nos jours, et ce depuis des décennies : le dialogue de sourds. D’un côté, une Afrique et une France éperdument amoureuses l’une de l’autre, qui s’effacent comme de vieilles lunes dont il ne restera bientôt plus rien, épuisées qu'elles sont d’avoir été inlassablement ignorées et niées ; de l'autre, la France et l’Afrique d’aujourd’hui, amnésiques ou neurasthéniques, égoïstes, égotistes, fanatiques ou (auto-)destructrices, exsangues ou obèses, quoi qu’il en soit tellement plus « modernes »...

Stephen Smith met les Africains sur la sellette, sans s’apercevoir que c’est son propre procès en autisme qu’il devrait instruire d’urgence, et à travers lui celui de presque toute l’intelligentsia française, et franco-africaine…


Alexandre Gerbi

[1] Voir Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, Ed. L’Harmattan, 2006.
[2] Stephen Smith, Négrologie, Ed. Calmann-Lévy, 2003, pp. 116-117.

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