4 févr. 2010

L’Amor est morte : De la « décolonisation » et de l’avenir franco-africain

Contribution pour le Grand Symposium Franco-Africain 2010


L’Amor est morte


De la « décolonisation »

et de l’avenir franco-africain

par


Alexandre Gerbi
.

Celui qui nage dans le sens du courant
fait rire le crocodile.
Proverbe malien

On ne voit bien qu'avec le cœur,
l'essentiel est invisible pour les yeux.
Le Petit Prince, Saint-Exupéry



Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,


Nous sommes ici dans un théâtre, le théâtre du Lucernaire.

Depuis des décennies, ces vieux murs qui nous entourent vibrent des mille voix de l’art. Par la bouche d’acteurs ou de comédiens, les plus grands dramaturges, les plus grands poètes ont parlé ici, portés par le vif enthousiasme que connaissent tous les griots, tous les conteurs de l’univers…

Ces murs résonnent aussi des conférences de L’Harmattan, si souvent consacrées à l’Afrique.

Parler, réfléchir sur l’Afrique, l’Afrique aux millions de petits enfants morts, au cœur du Paris luxueux de l’an 2010, dans un théâtre, lieu suprême de culture et d’âme, voilà qui pèse d’un poids presqu’infini.

A l’occasion de l’une de ces conférences de L’Harmattan, il y a presque trois ans, dans cette salle, je crus vivre un moment historique. J’eus l’impression que quelque chose d’immense s’était passé… L’annonce d’une merveilleuse révolution... Et les échos d’une grande peur… A moins que, dans la vie comme sur la scène d’un théâtre, toutes ces choses ne se tiennent et se répondent…

Mais avant de vous raconter cet événement inoubliable que vit le Lucernaire, et de vous laisser apprécier si mon sentiment d’alors était un rêve ou une illusion, je voudrais d’abord dire quelques mots de notre sujet.



I. Du passé

La question est :


Décolonisation de l’Afrique ex-française :

liberté arrachée ou divorce imposé ?



Contrairement aux apparences, la réponse est sans ambiguïté.

La liberté, vous diront presque tous les vieux Africains, ne fut qu’un rêve dans la grande affaire de la « décolonisation » de l’Afrique ex-française.

Au vrai, la liberté fut seulement un mot d’espoir, que d’aucuns déployèrent comme un paravent.

Car dans presque tous les cas, pour les populations africaines devenues prétendument indépendantes (1) au nom de la liberté, la démocratie fut rapidement confisquée, et la souveraineté nationale le plus souvent illusoire.

Sur ces bases s’érigea la période dite postcoloniale, qu’on appelle plus justement le néocolonialisme.


Omerta et jalons du dévoilement
L’indépendance fut essentiellement imposée à l’Afrique par le général de Gaulle, dans le sillage de la IVe République, mais de façon plus brutale. C’est là une évidence connue de tous en haut lieu, en Afrique aussi bien qu’en France.

Bizarrement, alors que la plupart des vieux Africains encore vivants, témoins de l’époque, affirment que l’indépendance fut imposée – « octroyée », disent-ils parfois, avec une pudeur teintée d’ironie –, l’Histoire officielle continue, aujourd’hui comme depuis cinquante ans, d’affirmer que la liberté fut arrachée par les Africains. Cette fable connaît un succès incontestable, à telle enseigne qu’une grande partie de nos contemporains, dont la quasi-totalité de la jeunesse, adhèrent à cette idée.

Le système idéologique planétaire issu de la guerre froide, et plus vastement d’un certain XXe siècle (2), a patiemment tissé le mythe d’une Afrique française collectivement avide d’indépendance, souhaitant le divorce d’avec la France. A tel point que le triomphe de ce mensonge est aujourd’hui presque absolu.

La pérennité d’un tel système peut surprendre. Car au-delà des innombrables témoignages des vieux Africains que nous évoquions (3), depuis au moins C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte, publié chez Fayard en 1994, plus aucun doute ne subsiste quant au fond du sujet (4). Mieux encore, dès 1967, l’essentiel fut révélé par JR Tournoux, dans La Tragédie du Général, chez Plon. Doublant ces deux moments du dévoilement, d’autres jalons furent posés, en particulier par l’africaniste Gilbert Comte, à la veille des indépendances puis durant les décennies qui suivirent, et par le gouverneur Louis Sanmarco (5), dans son incroyable et très méconnu Colonisateur colonisé, publié en 1982, chez un tout petit éditeur, ABC.

Que nous apprennent Tournoux et Peyrefitte ? Quel puzzle nous aident-ils à reconstituer, en compagnie de Gilbert Comte et de Louis Sanmarco, mais aussi d’autres auteurs (6) ?

Simplement que les leaders africains étaient, pour la plupart, hostiles à l’indépendance, et aspiraient à bâtir la grande République franco-africaine égalitaire et fraternelle. Ils nous aident à comprendre, aussi, que le général de Gaulle, pour éviter la « bougnoulisation » et l’islamisation, plus généralement le métissage racial et culturel de la France, mais aussi pour ne pas verser les dividendes du développement aux populations africaines (7), intrigua et manœuvra jusqu’à se débarrasser de ce qui restait de l’« Empire » : l’Afrique noire et, finalement, l’Algérie.


Stade suprême du capitalisme

L’indépendance – évidemment fictive – permit de relancer un colonialisme largement affaibli par quinze ans de IVe République (8), par delà ses tares (notamment son refus d’accorder l’égalité politique réelle (9)) et ses velléités de largage (parfois d’ailleurs déjà consommées, notamment en Indochine, en Tunisie et au Maroc) (10).

Loin d’être le moment d’une libération arrachée, la prétendue décolonisation fut celui de la (re)mise en coupe réglée de l’Afrique, au mépris de ses populations désormais laissées pour compte et neutralisées. Alors que la période 1946-1962 fut marquée par d’incontestables progrès sociaux et surtout politiques, la partition de l’ensemble franco-africain permit de mettre un coup d’arrêt au processus et, du même coup, d’exploiter les territoires africains à moindre frais. Bien entendu, ce dernier phénomène alla crescendo au fil des années et des décennies, à mesure que se déployaient le néocolonialisme, ses régressions et ses ravages à travers le continent.

Traditionnellement présentées, selon une optique marxiste, comme une défaite historique du capitalisme, la « décolonisation » et l’« indépendance » apparaissent, rétrospectivement, tout au contraire, comme son stade suprême…


Les Africains et l’unité franco-africaine

L’entreprise, dont on voit la dimension lucrative (11), fut compliquée, le Général s’en plaignit d’ailleurs à Peyrefitte (12), par l’attachement indéfectible des Africains à la France, leur volonté opiniâtre de bâtir la grande République franco-africaine égalitaire, que celle-ci fût confédérale, fédérale ou jacobine.

Parmi ces hommes, Félix Houphouët-Boigny (13), Léopold Sédar Senghor (14), Léon Mba, Barthélémy Boganda (15), Diori Hamani (16) , et même Sékou Touré (17).

Or tous sont régulièrement présentés par l’Histoire officielle comme des partisans acharnés de la sécession et des héros de l’indépendance…

Les Africains n’étaient pas les seuls à souhaiter le maintien de l’unité franco-africaine. Les Français de métropole y étaient, eux aussi, favorables.


Les Métropolitains et les Africains

Les Métropolitains avaient grandi dans l’apologie de l’Empire, dont la IIIe République chantait sur tous les tons les louanges. Articulée autour du concept de « Mère-Patrie », la République et la France étaient conçues, par delà les affres du quotidien, comme une seule et même géante dépassant largement les frontières étriquées de l’hexagone, et proclamant l’égalité des hommes à la face de l’univers. Aux yeux de la plupart des Français, ce qu’une propagande officielle appelait la « Plus grande France » de cent millions d’habitants paraissait le reflet naturel de cette grandeur et de cette philosophie unique et universelle qui proclamait et exaltait l’homme par delà les races et les religions, face à un monde perclus de racisme et d’obscurantisme.

La conduite exemplaire des Africains dans l’horreur des tranchées, leur héroïsme extrême et leur bravoure sidérante face au feu ennemi, leur patriotisme galvanisé, mais aussi, loin des champs de bataille, dans la paix des villes et des campagnes, leur urbanité, leur générosité de cœur, leur sens des relations humaines, avaient suscité le respect, la sympathie, l’estime et la fraternité du Français métropolitain pour le Nègre (18).

De nombreux témoignages concordent pour décrire la France de ces époques comme une terre où le racisme populaire était marginal. Depuis la surprise émerveillée des soldats noirs américains lors des deux Guerres mondiales, jusqu’à la mère de Joséphine Baker qui disait constater que « les Français aiment beaucoup les gens de couleur », en passant par les jazzmen en goguette dans le Saint-Germain-des-Prés des années 1950, ou encore Senghor qui disait de la capitale française pendant l’entre-deux-guerres : « Les nègres de tous les pays du monde, dont Paris est la capitale par excellence, parce que la ville blanche la plus fraternelle (19). »


Le non-racisme français

Pour tout cela, dans l’esprit de la majorité des Français de l’Hexagone, l’unité de ce qu’on appelait l’Empire devait être préservée. Et sa condition, l’égalité pleine et entière accordée à tous les citoyens, quelle que soit leur race ou leur religion, allait de soi.

C’est ainsi qu’en 1914, lorsque Blaise Diagne devint le premier député noir de Dakar et de l’Histoire de France (20), personne ne s’insurgea. Lorsqu’en 1918, Clemenceau proclama les citoyens des Quatre Communes du Sénégal Français à plein titre, personne ne protesta. Lorsqu’en 1946, tous les habitants de l’Union française furent déclarés citoyens français, nul scandale. Lorsque la même année, les Quatre Vieilles (21) furent déclarées départements, non plus d’offuscation. Entre 1946 et 1958, tous les sondages indiquent que les Français de métropole sont fondamentalement hostiles au démantèlement de l’ensemble franco-ultramarin (Indochine comprise) et favorables à l’octroi de l’égalité politique pleine et entière aux populations d’outre-mer. En 1958, enfin interrogés sur l’application de l’égalité politique pleine et entière aux Algériens, les métropolitains approuvèrent à une écrasante majorité : plus de 80% (22).


L’Armée et l’Afrique

Aux Africains, leaders et populations, et aux Français de métropole, pour aussi étonnant que cela puisse paraître, s’ajoutait une troisième force favorable à l’unité dans l’égalité : l’Armée. Car mère de l’Empire, l’Armée soutenait d’instinct l’unité franco-africaine.

Il est vrai qu’historiquement, de Faidherbe à Lyautey en passant par Savorgnan de Brazza, les innombrables commandants de Cercle dont Amadou Hampâté Bâ a dressé une galerie de portraits haute en couleurs subtiles et ravageuses dans ses ouvrages de souvenirs (23), l'Empire était, dans une large mesure, le « bébé » de l'Armée (24).

Pour cette raison, en plus de la fraternité des armes dont elle était le meilleur témoin, l’Armée des années 1950 était, par idéalisme ou par pragmatisme, ralliée sinon ouverte à l’idée d’égalité.

Davantage encore, elle était favorable à la justice sociale au profit des « indigènes » (25).


L’adversaire de l’égalité : la classe politique métropolitaine

Face à l’étrange attelage formé des Africains, des métropolitains et de l’Armée, se dressait la classe politique française et ses alliés.

Parmi les élites politiques métropolitaines, à droite aussi bien qu'à gauche (26), « bien peu étaient prêts à admettre à l'Assemblée nationale 300 députés noirs et arabo-berbères (27)», et les conséquences politiques et financières qui en eussent découlé.

Car l’égalité politique impliquait non seulement une triple métamorphose de la France : métamorphose de son peuple, métamorphose de son Parlement et métamorphose de son gouvernement. Mais encore, une telle révolution, par la grâce de la démocratie, eût achevé de contrecarrer le colonialisme.

Deux camps se faisaient face et s’opposaient.

D’un côté l’Afrique, le peuple et l’Armée ; de l’autre, le « Système » politique, et ses relais syndicaux (28) et intellectuels (29)


La « Révolution de 58 » et le Général déguisé

Intervenant dans cet étrange rapport de forces, le général de Gaulle, à la faveur d’une révolution aujourd’hui oubliée (30), se posa comme le champion de l’égalité politique par delà les races et les religions.

En mai 1958, Alger fut le théâtre d’un soulèvement populaire dont les réseaux gaullistes, implantés de mille façons outre-Méditerranée, tiraient les ficelles (31)...

Tandis que les foules pied-noires et arabo-berbères d’Algérie s’émouvaient dans de spectaculaires scènes de fraternisation interraciales (32), que l’Armée se dérobait au pouvoir de Paris (33), De Gaulle se déclara disposé à prendre le pouvoir.

Mais la IVe République refusa de plier.

Alors l’Armée s’empara de la Corse, et fit courir le bruit d’une intervention militaire dans la capitale.

Acculé, redoutant une guerre civile, au prix d’un dernier coup de force du Général (34), le ministère Pflimlin dut finalement s’incliner.

Ainsi de Gaulle revint aux affaires.


Le discours de Mostaganem

Lors de tournées triomphales en Algérie puis en Afrique subsaharienne, le Général proclama devant les foules en délire qu’une « aube nouvelle » se levait, placée sous le signe d’une révolution égalitaire dans la République.

Le 6 juin 1958 à Mostaganem, face à une foule à majorité arabo-berbère, « le plus illustre des Français » déclara :

« La France entière, le monde entier, sont témoins de la preuve que Mostaganem apporte aujourd'hui que tous les Français d'Algérie sont les mêmes Français. Dix millions d'entre eux sont pareils, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Il est parti de cette terre magnifique d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s'est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation
ici et ailleurs (35).

C'est grâce à cela que la France a renoncé à un système qui ne convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur. C'est à cause de cela, c'est d'abord à cause de vous qu'elle m'a mandaté pour renouveler ses institutions et pour l'entraîner, corps et âme, non plus vers les abîmes où elle courait mais vers les sommets du monde.

Mais, à ce que vous avez fait pour elle, elle doit répondre en faisant ici ce qui est son devoir, c'est-à-dire considérer qu'elle n'a, d'un bout à l'autre de l'Algérie, dans toutes les catégories, dans toutes les communautés qui peuplent cette terre, qu'une seule espèce d'enfants.

Il n'y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main. Une preuve va être fournie par l'Algérie tout entière que c'est cela qu'elle veut car, d'ici trois mois, tous les Français d'ici, les dix millions de Français d'ici, vont participer, au même titre, à l'expression de la volonté nationale par laquelle, à mon appel, la France fera connaître ce qu'elle veut pour renouveler ses institutions. Et puis ici, comme ailleurs, ses représentants seront librement élus et, avec ceux qui viendront ici, nous examinerons en concitoyens, en compatriotes, en frères, tout ce qu'il y a lieu de faire pour que l'avenir de l'Algérie soit, pour tous les enfants de France qui y vivent, ce qu'il doit être, c'est-à-dire prospère, heureux, pacifique et fraternel.
»


Le faux apôtre de Lévi-Strauss

Ce programme révolutionnaire que Charles de Gaulle prétendait vouloir accomplir ne sortait pas, on s’en doute, de cervelles d’extrême-droite, mais avait été théorisé par l’avant-garde de l’école anthropologique française. Notamment par le grand gaulliste de gauche, Jacques Soustelle, ancien gouverneur général d’Algérie et anthropologue de stature internationale, ami de Claude Lévi-Strauss (36).

Au prix d’un scénario époustouflant, de Gaulle, « officier de filiation nationaliste et conservatrice voire monarchiste (37)», endossait un programme révolutionnaire républicain auquel toute sa culture personnelle l’opposait.

En réalité, le miracle n’en était pas un.

Le Général donnait le change, à seule fin de revenir au pouvoir, et de mieux anéantir ce qu’il promettait de réaliser (38).

« (…) Vous croyez que je pouvais faire du jour au lendemain ce que je voulais ? Il fallait faire évoluer peu à peu les esprits. Où en était l’armée ? Où en était mon gouvernement ? Où en était mon Premier ministre ? (…) (39)» expliqua-t-il à Peyrefitte, en octobre 1959, pour expliquer sa volte-face sur la question algérienne.

Sous ses habits de grand prêtre de l’Intégration, par delà ses prêches emphatiques d’apôtre de Lévi-Strauss et de Soustelle, De Gaulle nourrissaient des pensées d’une toute autre espèce.


L’émule de Barrès et l’admirateur de Maurras

Pour lui, l’égalité entre métropolitains et ultramarins était à la fois folle et absurde, et la séparation institutionnelle entre la France et l’Afrique par conséquent souhaitable autant qu’inéluctable (40).

A Mostaganem, il accusa solennellement le Système de la IVe République d’avoir conduit la France à sa perte en refusant l’égalité aux Algériens et même aux Africains. Sous le soleil écrasant d’Algérie, en cet instant, aux confins de son cerveau, il se rappela les douze années passées, solitaire, enfermé dans son bureau à Colombey, les yeux perdus dans la campagne lorraine et ses brumes déjà nordiques. Là, dans les heures silencieuses, parfois dévoré par le désespoir, souvent par l’aigreur et la terreur de demeurer ainsi muselé et ligoté jusqu’au tombeau, son plan avait longuement mûri comme un songe impossible et dément. En son for intérieur s’était programmé, entre deux méditations sur Barrès et Maurras (41), le démembrement de l’ensemble franco-africain et la mise au pas de la République parlementaire, bavarde et irrésolue, au profit d’une certaine idée de la France « éternelle », c’est-à-dire blanche, catholique et césarienne.


La stratégie du masque

De Gaulle prôna l’égalité en juin 1958, parce que ce discours seul pouvait légitimer son retour au pouvoir, et surtout excuser les méthodes qui le permirent. A savoir, en particulier, la subversion et le coup d’Etat militaire.

De toute évidence, s’il avait annoncé d’emblée que la finalité de son retour aux affaires était le largage de l’Afrique et de l’Algérie, la liquidation du parlementarisme, le refus du principe d’Egalité et, pour ce faire, la violation en série de la Constitution, la trahison et la manipulation de la démocratie, la transgression des principes les plus fondamentaux de la France, enfin le démembrement de la République… Dans ces conditions, non seulement le coup d’Etat eût été injustifiable, mais surtout un tel programme n’aurait pu rallier qu’une faible minorité d’électeurs…

En revanche, en se présentant comme le champion de l’Egalité en Algérie (42), de Gaulle put faire passer l’opération pour un « coup d’Etat républicain ».

Préalablement, ce programme lui permit d’obtenir que l’Armée consente à lui prêter son concours.

Il put enfin et surtout, grâce à cette posture « égalitaire », remporter les suffrages du peuple, en métropole comme en Afrique…

Or l’homme comptait faire l’exact contraire de ce qu’il annonçait. Le contraire de ce pour quoi l’Armée l’avait soutenu. Le contraire de ce pour quoi il serait élu.

Devenu Chef de l’Etat pour sept ans, il s’employa à détruire méthodiquement l’unité franco-africaine…


Alliés objectifs

Au prix d’un paradoxe qui n’est donc qu’apparent, de Gaulle devenu président dut vaincre beaucoup de ceux qui l’avaient, à son instigation, ramené au pouvoir ou acclamé, et déjouer les forces favorables à son projet officiel... A savoir, en particulier, les Africains (y compris une grande partie des Algériens), le peuple Français (Africains et Algériens compris), et bien sûr l’Armée.

Pour venir à bout de pareille coalition, et pour accomplir son programme secret, de Gaulle eut recours à la ruse, à la violence, et s’appuya sur de puissants alliés.

A l’intérieur, il put compter sur les grandes figures du régime qu’il avait prétendu abattre, puisque sur la question africaine, le fond de sa pensée rejoignait la leur. Ses adversaires et ses ennemis d’hier devinrent ses alliés objectifs (43).

A l’extérieur, il put également bénéficier de solides renforts. Notamment ceux des Etats-Unis et de l’Union Soviétique (44).

Les deux supergrands, forces rétrogrades travesties en forces progressistes, puissances impérialistes prônant à l’envi le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (sauf pour leurs vassaux et clients…), étaient parfaitement d’accord sur un point : le divorce franco-africain devait être prononcé d’urgence. Leurs réseaux, en France, en Afrique et dans le monde, étaient particulièrement implantés, notamment dans les sphères politiques et intellectuelles métropolitaines.


Les trois phases du largage

Fort de pareils soutiens, Paris put multiplier les stratagèmes et les crimes (45) sans faire trop de vagues.

Retenons trois étapes majeures :

- Dès octobre 1958, violant l’article 76 de la Constitution, de Gaulle refusa la départementalisation au Gabon (46). Cet épisode a longtemps fait l’objet d’une omerta politique et historiographique totale (47). Le Général poussa ensuite le Gabon sur la voie de l’indépendance (48).

- La Loi 60-525 (49), également occultée par l’historiographie en dépit de son extrême importance et par l’ampleur de ses conséquences, est peut-être plus choquante encore. En mai-juin 1960, au prix d’une quadruple violation de la Constitution, la Loi 60-525 priva les populations noires africaines du droit à l’autodétermination sur la question pourtant cruciale de l’indépendance. De surcroît, cette loi fut votée selon des voies anticonstitutionnelles. C’est pour cette dernière raison que le Conseil d’Etat émit un avis défavorable à son sujet (26 avril 1960), et que Vincent Auriol, ancien président de la IVe République, et à ce titre, membre de droit du Conseil Constitutionnel, démissionna (25 mai 1960) en plein vote de la loi. Aux objections du Conseil d’Etat, le gouvernement répondit en substance que cette loi visait à prémunir la Communauté franco-africaine contre tout risque d’éclatement, et à renforcer le caractère démocratique de ses institutions. Dans les faits, cette loi – par le biais d’un demi-alinéa (!) étrangement subreptice au regard de l’ampleur de ses conséquences – privait les populations africaines du droit à l’autodétermination. Dès les mois suivants, elle se solda par la dislocation de la Communauté franco-africaine : la totalité des territoires d’Afrique accédèrent à l’indépendance sans que leurs populations puissent entraver, par leurs votes, le processus. Dès l’été 1960, démonstration fut donc faite que la réponse du gouvernement au Conseil d’Etat était intégralement fallacieuse, et la démission du président Auriol hautement justifiée.

- Enfin, l’affaire algérienne, paroxysme du mécanisme. Après avoir semé le doute et l’effroi parmi les Algériens francophiles, musulmans ou pieds-noirs, et remis de ce fait le FLN en selle par sa déclaration du 16 septembre 1959 (de Gaulle évoqua la possibilité de l’indépendance à peine un an après le raz de marée en faveur de l’Algérie de l’Intégration, en métropole comme en Algérie (50)), déjoué les ralliements (affaire Si Salah, 1960), tenu bon face aux Pieds-Noirs, à l’Armée (51), enfin à l’OAS (52), de Gaulle pactisa secrètement puis ouvertement avec le FLN, et lui livra finalement l’Algérie et ses populations, alors que bien d’autres solutions étaient possibles (54). Comme le nota Pierre Mendès France dix ans plus tard dans une célèbre tribune publiée dans Le Monde, la politique de De Gaulle, mêlant « ruse et duplicité », conduisit à « la pire des solutions ». L’Algérie tout entière et ses populations furent livrées à un parti terroriste et ultraviolent, nationaliste et volontiers fanatique, désormais armé et habillé en grande partie par la France. Les Harkis, interdits de rapatriement (55), furent désarmés, au besoin par traîtrise, abandonnés, parfois directement livrés à leurs bourreaux (56), et massacrés en masse, en même temps que les Algériens francophiles. Dans ce climat de terreur déchaînée, rapidement en Algérie, plus personne ne se souvint avoir été favorable ou attaché à la France. Par simple instinct de survie, ou encore par opportunisme, beaucoup s’inventèrent un passé nationaliste. Avant le grand massacre (juillet-octobre 1962, en trois phases), quelques dizaines de milliers de Harkis parvinrent à s’exfiltrer d’Algérie, le plus souvent grâce à des officiers qui choisirent l’honneur au détriment de la discipline militaire, au prix souvent de leur carrière (57). Présentés comme des « collabos » en Algérie aussi bien qu’en France, aliénés dans des camps, les rescapés connurent souvent des heures d’une immense détresse matérielle et morale… Dans de telles conditions, qui peut s’étonner qu’un demi-siècle plus tard, très, très rares soient les Algériens ou les Français d’origine algérienne qui se rappellent avoir eu un grand-père ou une grand-mère favorable à la France, c'est-à-dire un « traître » ou un « collabo » dans la famille ? En revanche, qui s’étonne que les filles ou fils d’anciens du FLN, les « résistants », les « patriotes », abondent ?

Telles sont les grandes lignes de la stratégie qui permit à de Gaulle de vaincre le peuple franco-africain. Au lieu d’accomplir la révolution égalitaire et fraternelle qu’il avait annoncée, une fois élu, il détruisit l’unité républicaine franco-africaine, au nom de considérations tenant à la race, à la culture, à la religion, mais aussi à l’argent…

Une trahison absolue d’une autre idée de la France, qui n’était pas la sienne…


Lucres et misères de la pseudo-indépendance

Ayant dépecé l’ensemble franco-africain et réduit la France à ses provinces les plus performantes économiquement, le Général put sans encombre nantir les « Blancs » dans l’opulence obèse – la société de consommation et ses vertiges tombaient à pic.

En contrepartie, ayant mis à bonne distance les populations africaines, tout en les ayant toutes, ou presque, gardées dans sa main, il put exploiter sans entraves ni contreparties excessives les anciens territoires africains, au moyen de tyrannies plus ou moins éclairées, plus ou moins obscurantistes et cruelles, selon les besoins.

Maintenus, autant que possible, dans un état d’assujettissement politique, financier et militaire, la plupart des anciens territoires de la France continuèrent d’être contrôlés depuis Paris, très loin des slogans au nom desquels les indépendances avaient été « octroyées ».


L’« apartheid gaullien » ou la troisième grande flétrissure historique du monde noir
Vue sous cet angle, la décolonisation gaullienne, partition institutionnelle d’un ensemble géographique demeurant en réalité contrôlé depuis un point unique, l’Elysée, présente les caractéristiques d’une sorte d’apartheid organisé à l’échelle intercontinentale (58).

En dernière analyse, à la fois tremplin du néocolonialisme et esquive de la « bougnoulisation », la décolonisation apparaît, après l’esclavage et le colonialisme, comme la troisième grande flétrissure historique du monde noir.

Pour le dire schématiquement, après avoir asservi le Nègre et nié son humanité (esclavage), puis méprisé sa culture et sa civilisation et l’avoir à nouveau exploité, opprimé, parfois asservi (colonialisme), l’Histoire a infligé à l’homme noir une troisième flétrissure majeure : l’ultime outrage du mépris de l’une de ses grande idoles, la France, qui, par delà ses errements, terre des droits de l’homme et même seconde patrie de bien des Noirs dans les deux premiers tiers du XXe siècle, le jugea indigne d’elle, et préféra le congédier, pour mieux l’asservir une troisième fois, et le mépriser.

Difficile d’imaginer pires déceptions et déchirements, et pire transgressions, pires attentats contre l’âme la plus profonde, la plus intense du pays, contre l’Afrique et contre la France, contre l’esprit républicain et la démocratie, et bien sûr contre le peuple.

Tout ceci est, à tout le moins, gravissime.


II. Présent et avenir

L’ampleur du scandale permet, à elle seule, d’expliquer que le secret tarde encore à éclater.

Par son idéologie secrète, ses objectifs égoïstes et rapaces soigneusement déguisés, par la manipulation ou l’aveuglement qui lui permettent d’être tenue secrète depuis cinquante ans, l’Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine tend à discréditer, pour le dire vite, deux générations d’historiens, deux générations d’intellectuels, et deux générations d’hommes politiques français.

Pour autant, les coupables ou leurs héritiers, leurs complices, les groupes impliqués dans la perpétuation de l’imposture, abondent, et ne sont pas pressés que les langues se délient. Quel parangon de vertu, quel donneur de leçon peut aspirer à rendre des comptes sur son rôle dans un dossier aussi épineux ?

Sans doute est-il injuste de tout réduire à de petits intérêts mesquins. Il convient de tenir compte des pesanteurs de l’esprit humain, des confortables habitudes où il se complaît. Du temps est nécessaire pour qu’une idée en remplace une autre, jusqu’à l’oubli complet (59)

Au demeurant, au-delà des inerties et des scléroses qui sont le propre de l’homme, au-delà des petits et des grands intérêts, des places et des honneurs menacés, si l’on veut entrer davantage dans les détails de la « trame du réel », alors surgissent d’autres explications, plus inquiétantes et mystérieuses…


La révolution du Lucernaire
J’en viens justement à l’événement « historique » dont je parlais tout à l’heure, survenu il y a trois ans, ici même, dans ce théâtre du Lucernaire. Il illustre en partie cette question et apporte, je crois, un début de réponse…

A l’époque, six mois après la sortie de mon ouvrage Histoire occultée, j’étais invité à participer au colloque Afrique, l’histoire d’une longue errance.

Dans le droit fil de mon ouvrage, je dénonçais l’extraordinaire occasion manquée que fut la prétendue « décolonisation », l’outrage, l’immense marque de mépris qu’elle fut pour les anciens citoyens français d’Afrique et du Maghreb, et la trahison de la République, de ses principes les plus fondamentaux, trahison aussi des suffrages et de la volonté du peuple franco-africain tout entier. Je déplorais la scission de l’ensemble franco-africain, ses fécondations manquées, ses fraternités dérobées, ses génies contrariés. A l’appui de mon propos, je citais longuement Léopold Sédar Senghor et Alioune Diop.

A l’époque, dans cette salle, le public, composé essentiellement d’Africains, applaudit chaudement mon intervention.

Venions-nous de vivre un moment historique ? De fait, pour la première fois depuis un demi-siècle, non seulement le largage de l’Afrique était dénoncé publiquement à Paris dans un lieu emblématique, mais surtout la révélation était applaudie par un public essentiellement composé d’Africains.

Les applaudissements qui s’élevaient le long des murs du Lucernaire ressemblaient à la preuve par la vie que ce qui peut sembler délirant à qui adhère à l’histoire officielle, est pourtant la désarmante réalité…

Depuis, hélas, rien ne s’est passé.

Loin de tout scandale, la « décolonisation » franco-africaine, les prétendues « indépendances » continuent d’être présentées, à la télévision et dans la presse, dans la bouche des femmes et des hommes politiques, comme une décision africaine. Et le général de Gaulle trône plus que jamais au Panthéon glorieux de cette France qu’il a pourtant détruite.

Pourquoi la presse et les médias, apparemment si friands de scoops et de scandales, n’en disent-ils, pour ainsi dire, rien ?

Pourquoi les langues, en France comme en Afrique, sont-elles liées depuis un demi-siècle ?

Pourquoi la France « d’en haut » actuelle continue-t-elle de perpétuer les mensonges d’hier, alors que l’antiracisme dont elle se prévaut en permanence devrait lui rendre les fondements du régime éminemment odieux, et la pousser à un grand déballage ?


La carrière et la peur

A la sortie du théâtre du Lucernaire, ce jour-là d’il y a bientôt trois ans, un vieil homme vint m’aborder avec un air grave. « Merci infiniment, me dit-il, d’avoir enfin dit ce que nous autres, Africains, pensons tous depuis cinquante ans, mais que nous n’osons pas dire. Merci pour votre courage », insista-t-il.

J’expliquai à ce monsieur qu’il n’avait pas à me remercier, que je ne faisais là que mon devoir d’homme, que ses remerciements à eux seuls m’étaient un salaire, et que le courage n’avait rien à voir là-dedans.

Un peu crispé, il me répondit en baissant la voix : « Détrompez-vous ! N’avez-vous pas peur pour vous ? Moi je vous le dis, méfiez-vous… »

Quelle que soit la pertinence de cette sympathique mise en garde, il faut dire qu’elle m’a été faite plusieurs fois par des Africains apparemment très favorables à mes thèses, dans des circonstances similaires.

Une telle répétition m’incite à penser que l’un des ressorts du mensonge est la peur. Une peur sinon physique, du moins sociale.

La crainte de saboter une carrière, au nord aussi bien qu’au sud de la Méditerranée, conduit beaucoup d’Africains à enfouir leurs souvenirs et leurs convictions. En revanche, affirmer un credo opposé ne ferme nulle porte. Abonder dans le sens de l’Histoire officielle, chanter la lutte acharnée des peuples pour l’indépendance, exalter leur volonté de rompre avec la France, permet les plus belles destinées en Afrique, en France, aux Etats-Unis, ou ailleurs (60)

Dans ces conditions, faut-il s’étonner qu’au mépris des témoignages des vieux Africains, de telles professions de foi tiennent le haut du pavé universitaire et médiatique ? D’autant que la force de l’anathème dissuade tout individu sensé de s’aventurer à les contredire...

Je pourrais multiplier les exemples où, ces dernières années, accusé par un homme plus ou moins jeune de dire « n’importe quoi », je vis venir à ma rescousse un vieil Africain, souvent le doyen de l’assistance. A chaque fois, l’intervention du vieillard eut le mérite de faire taire mon détracteur, faute de le convaincre…


Mécanismes du refoulement

Il y aurait beaucoup à dire sur les mécanismes du refoulement, de l’effacement d’une histoire d’estime réciproque et parfois d’amour, au profit d’une histoire de haine, de rejet, et de mépris croisés.

Il y aurait des livres à écrire sur les ressorts de la manipulation, sur le catéchisme de la fallacieuse liberté des peuples théorisé et répandu par les USA et l’URSS, comme larrons en foire sur ce sujet (61), alors qu’ils furent ou demeurent l’un et l’autre des prototypes d’empires coloniaux et d’Etats impérialistes, souvent oppresseurs de leurs minorités ethniques et/ou autochtones.

Il y aurait des études entières à conduire, pour mettre à nu l’effarante inversion des rôles, qui consista à présenter comme un triomphe de la démocratie ce qui en fut la négation, comme un progrès suprême ce qui fut une dramatique régression, comme une vaste volonté africaine ce qui fut le choix d’une très étroite minorité métropolitaine, enfin comme un rêve fasciste et totalitaire ce qui fut le projet de Claude Lévi-Strauss, de Jacques Soustelle et de Germaine Tillion, de l’école anthropologique française, et de la plupart des Africains.

Jouant de cette cécité bouffie confinant à la démence dont les intellectuels français sont coutumiers dès qu’ils s’aventurent en terrain politique, Soviétiques et Etats-uniens trouvèrent dans l’Hexagone de puissants relais et d’âpres serviteurs. Les libéraux et les communistes s’entichèrent, avec Aron et Sartre (62), de deux apôtres et prophètes de l’évangile fabriqué conjointement par Washington et Moscou.

Cette rhétorique habile bénéficia, avec de Gaulle, du renfort de la voix de la France elle-même, du moins de son gouvernement… De là, grâce au beau concert unanime, les choses purent se faire, dans l’extinction des voix discordantes…

Fidèles à l’image des moutons de Panurge, tout ce que la France comptait de rebelles rentra progressivement dans le rang, de gré ou de force, broyé par l’étau idéologique gaullo-sartrien, ou épargné par lui grâce à ses silences ou ses reconversions…

Par effet de reproduction et de façonnement, la quasi-totalité des intellectuels français et africains d’aujourd’hui sont les créatures de ce système, dont ils se font d’ailleurs volontiers les chantres. Parfois, il est vrai, par simple ignorance, pris dans le piège à leur insu.

Ils sont d’autant plus rétifs aux aveux qu’ils sont au courant de longue date des dessous de l’affaire, et de là de longue date impliqués.

Alors tout ce petit monde se tient par la barbichette, s’étourdit de champagne, de mets fins et d’autres distractions plus capiteuses encore, se rassure en se répétant le petit catéchisme officiel, et gagne du temps en espérant que lorsqu’il éclatera, le grand scandale fera « Pssssshit », le lavage de cerveau permanent, l’amnésie collective aidant...


Les destinées changeantes du souvenir

Les souvenirs que l’on garde d’une histoire dépendent souvent de son dénouement et de ses suites.

L’histoire de la colonisation française n’échappe pas à cette règle.

Parce qu’elle s’acheva par la trahison de ses plus hauts serments, les actes de foi de la France dans l’humanité et ses promesses faites pendant près d’un siècle et même depuis au moins 1789 aux Nègres comme à tous les hommes de l’univers, passent rétrospectivement pour des mensonges, et ses réalisations pour des gesticulations dérisoires. Les sacrifices qui lui furent consentis ont des parfums amers, puisque cet idéal apparaît rétrospectivement comme un attrape-nigauds, et ses héros comme des dindons de la farce ou des salauds...

Au contraire, si depuis cinquante ans, bousculant des tabous absurdes et tenaces, défiant les errements racistes communs à de larges pans de l’humanité, la France avait accompli avec l’Afrique le grand saut égalitaire que son histoire annonçait mieux qu’aucune autre en Europe ; alors, accomplissant le rêve qu’appelaient si gravement Lévi-Strauss et si solennellement les Africains (63), alors sans doute les promesses, les réalisations de la France en Afrique pendant l’ère coloniale apparaîtraient rétrospectivement comme l’accouchement, dans la douleur, d’un monde meilleur.

Depuis cinquante ans, le grand corps franco-africain, au lieu de se fragmenter et de se développer sur un mode ultra-inégalitaire, aurait consacré ses énergies et son génie polymorphe à bâtir plutôt qu’à exploiter, à instruire plutôt qu’à asservir, à élever plutôt qu’à reléguer, à répartir plutôt qu’à monopoliser, à diffuser plutôt qu’à concentrer. Aujourd’hui, sans doute, l’Afrique et la France présenteraient un autre visage, nettement plus équilibré.

L’Afrique serait probablement beaucoup plus riche et avancée, notamment aux plans économique et social ; quant à la France, elle serait certainement à mille lieues de ses obsessions, crispations et hantises racistes et de ses replis égotistes, les ayant dépassés depuis longtemps – pour être précis, depuis mai-septembre 1958.

De là, le modèle républicain franco-africain (64), laïc et social, partagé par l’Afrique et la France et fécondé par elles (65), porté depuis longtemps par un Parlement et un gouvernement marqués par les représentants d’un vaste et puissant Outre-Mer, voire, bien avant l’épisode Obama, par un président noir ou arabo-berbère, serait presque forcément une référence, un modèle pour le monde.

Aujourd’hui, sur les décombres sanglants et atroces de l’ancien ensemble franco-africain dévasté, le passé ne remonte que sous forme d’abomination.

Comme l’exprime bien Simon Mougnol (66), l’ère coloniale, la colonisation apparaît, en particulier pour les milieux intellectuels africains, comme un ballet hypocrite cachant prédations à grande échelle, orgie de crimes contre l’humanité, stade chronologique intermédiaire entre l’esclavage et le néocolonialisme, dans un vaste triptyque atroce de l’exploitation du Nègre à travers les temps modernes.


Occasion manquée

La défaite du nazisme, qui fut aussi celle du racisme, aurait dû conduire l’histoire coloniale française à tenir ses plus folles promesses, à accomplir ses plus grands desseins, en bâtissant l’ample République franco-africaine égalitaire qu’appelaient de leurs vœux l’immense majorité des Africains et du peuple français.

A cette aune, l’ère coloniale serait sans doute envisagée aujourd’hui comme le lent, le difficile et patient triomphe de l’égalité, couronné par l’abolition du colonialisme et la transfiguration de la colonisation. Après mille luttes, l’accomplissement de son versant lumineux devenu exclusif : l’égalité pleine et entière, si longtemps promise parce qu’incluse dans l’esprit de 1789, et par elle l’accélération de la mutuelle influence dans la République franco-africaine, et à terme, nécessairement, euro-africaine.

Tout cela aurait dû avoir lieu il y a cinquante ans.

Mieux : cela eut lieu en 1958, mais de façon éphémère.

Car, comme on l’a vu, De Gaulle et le système de la IVe République, son allié suicidaire, brisèrent la révolution de mai 1958 (67). Ainsi l’ère coloniale française s’acheva dans le largage des « Nègres » et des « Bougnoules » contre leur gré, travesti en conte de fées, grande fête et merveilleux triomphe, âpre victoire contre la France et les Français.


Manipulation de la jeunesse et effets pervers

Ce montage, la jeunesse en est imprégnée. Qu’elle allume la télé, qu’elle aille à l’école, qu’elle lise les journaux, qu’elle parle avec ses aînés eux-mêmes soumis au bourrage de crâne : partout, le même son de cloche rabâche que les Africains n’aimaient guère la France, ne se voulaient à aucun prix Français (ou Franco-Africains…), puisqu’ils voulurent de toutes leurs forces s’en séparer. Après avoir accompagné le largage, l’argument sert toujours, aujourd’hui, à justifier que les Africains ne soient pas forcément les bienvenus en France (68)

Dans ce contexte qui exalte les antagonismes et met, abusivement ou pas, la France en position d’ennemi de l’Afrique, il serait miraculeux qu’aucun problème ne se pose à tous ceux qui tiennent cette histoire pour leur histoire.

Dans les faits, au lieu de se sentir banalement française chez elle, la jeunesse dite « black » ou « beur » se sent de plus en plus souvent en France comme en terre étrangère et surtout hostile. De là, elle rejoue de plus en plus souvent cette lutte franco-africaine que la Ve République blanciste et ses complices exaltèrent et mythifièrent (et exaltent et mythifient toujours à cette heure) pour mieux dissimuler de basses décisions et d’effroyables calculs.

Cette fraction de la jeunesse qui affiche son hostilité à la France, se proclame non-Française et rejette ostensiblement la France et ses symboles, siffle la Marseillaise ou brandit des drapeaux vert et blanc, « rappe » avec des luxes de violence verbale sa haine contre la société « gauloise », cette frange de la jeunesse se croit rebelle.

Or, ce faisant, elle joue à son insu un rôle qui lui a été implicitement dicté sinon assigné par le système de la Ve République blanciste. Elle épouse, sans s’en rendre compte, le discours et les desiderata du général de Gaulle, et lui donnent enfin raison.

Quand elle se croit digne de la mémoire de ses pères, sans le savoir, elle leur tourne le dos, et piétine l’idéal qui les anima souvent. Ce rêve que l’Etat français blanciste a trahi, non seulement en les prenant à revers entre 1958 et 1960, en ignorant leurs vœux, en les congédiant, mais aussi en les vouant au silence et à l’oubli.

Pour inverser ce courant qui, au prix d’une mécanique infernale et perverse, conduit tout un pan de la jeunesse française à détester la France, l’Etat doit commencer par innocenter les Français, assumer ses responsabilités, et libérer la parole.

Les Français ne sont pas comptables du désastre.

Les vieux Africains doivent parler.

Le Système doit cesser de mentir.


Conditions du salut
La France ne pourra se réconcilier avec une grande partie de sa jeunesse et avec elle-même, qu’à la condition de :

- cesser de raconter une histoire fictive.

- cesser de cacher l’histoire, bien réelle celle-là, des affinités, de la fraternité, et même de la passion franco-africaines, jadis assassinées.

- tirer toutes les conséquences politiques, économiques et sociales des restes de l’identité franco-africaine, restes d’autant plus vivants qu’ils sont éloignés des zones où sévit la propagande de la Ve République blanciste et de ses relais ou alliés de circonstance, ou que l’on plonge dans les esprits et les cœurs.

- tirer toutes les conséquences politiques, économiques et sociales, aussi, de ce que l’Afrique a été mise au ban de la République, essentiellement contre son gré, mais aussi contre les inclinations profondes du peuple français, ce vieux peuple républicain essentiellement hermétique au racisme.

Dans ces conditions, et dans ces conditions seulement, l’Afrique pourra alors reconnaître sa part de France sans en avoir honte ou en éprouver le sentiment de se trahir.

Sa francité retrouvée, l’Afrique l’exprimera avec d’autant plus d’enthousiasme que la France aura enfin su assumer et retrouver son africanité, tout un pays se souvenant qu’il fut un jour, aussi, africain, et qu’il eut, et a toujours, son évidente et précieuse part d’Afrique.

Alors, la France et l’Afrique ayant retrouvé leur identité commune après cinquante ans d’exaltation fallacieuse et de là pernicieuse des différences, la dynamique de l’antagonisme (du choc) des cultures cédera la place à la dynamique du métissage, c’est-à-dire de l’inter-ensemencement des cultures, au gré d’une fécondation réciproque, où chaque culture apporte ce qu’elle a de meilleur et se débarrasse de ses tares – quelle civilisation peut prétendre être parfaite ? Quelle société peut croire ne rien avoir à apprendre de l’autre, ne rien avoir à abandonner, ne rien avoir à acquérir pour s’améliorer ?


Paroles de poètes

Mais laissons parler les rêveurs sacrés…

Alpha Blondy déclarait en 1985 :

« Nous sommes un melting-pot culturel, des mutants culturels que l’Occident a créés et qui font se gratter la tête. Ils sont venus et nous ont dit : « On va vous coloniser. Laissez tomber les pagnes et les feuilles. Prenez le Tergal, le blue-jean, Ray Ban style ». Et puis, en cours de route, ils changent d’avis : « Ecoute, ça revient trop cher, vous êtes indépendants ! » Ce serait trop facile. Nous ne voulons pas de cette indépendance-là. Nous voulons que cette coopération qui a si bien démarré continue. Tu sais que tu es condamné à me reconnaître, tu ne peux m’appeler bâtard : je suis le fruit de ta culture. Je suis maintenant une projection de toi. Les Blancs ne doivent pas démissionner. Celui qui m’a conquis et qui m’a mis son verbe sur la langue, il n’a pas intérêt à se tromper. Je ne peux pas le lui permettre (69). »

Voilà, dans la bouche du chanteur, la voix du petit peuple d’Afrique qui, n’étant pas passé par la lessiveuse blanciste où barbotent ses élites d’autant plus antifrançaises qu’elles sont francisées, continue d’aimer la France et de vouloir marcher main dans la main, fraternellement, avec elle et son peuple.

Dans Armstrong, Claude Nougaro s’époumonait :

Chante pour moi, Louis,
Oh oui !
Chante, chante, chante, ça tient chaud,
J’ai froid, Ô moi, qui suis blanc de peau

Le Noir possède mille sagesses, mille puissances, mille joies dont le Blanc manque cruellement : voilà ce que dit cet autre chanteur, Français cette fois, et qui n’est pas une incongruité sociologique.

Car les Français, dans leur immense majorité, sont du même avis, de longue date. Cette chanson est d’ailleurs très populaire en France, un véritable « classique », comme Lili de Pierre Perret ou Couleur café de Serge Gainsbourg.


Innocents accusés et coupables accusateurs

Mais c’est que le système, fondé sur une imposture à caractère raciste survenue il y a cinquante ans, confie à sa superstructure intellectuelle et médiatique le soin de brouiller les pistes pour mieux le disculper.

Jadis complices du vaste crime que fut le largage de l’Afrique et des Africains, médias et intellectuels s’ingénient de nos jours à se dédouaner et à dédouaner leur maître, en trouvant dans le peuple français, pourtant essentiellement innocent, un bouc émissaire.

Dans ces petits milieux parisiens bien-pensants, grands bénéficiaires du système et roulant souvent sur l’or, que n’entend-on dire sur les Français du petit peuple !

Les Français « d’en bas », les « beaufs » ont beau, année après année, placer en tête de leurs chouchous dans les sondages Yannick Noah, Zinedine Zidane ou Dany Boon, les présentateurs les plus populaires être tour à tour Harry Roselmack, Audrey Pulvar ou Nagui, les artistes préférés Jamel Debbouze, Gad Elmaleh ou Kad Merad, les ministres préférés Rama Yade, Fadela Amara ou Rachida Dati ; Jean-Marie Le Pen a beau avoir été battu à plate couture en 2002 – 82% de votes contre lui – ; les Français ont beau, en 1958, avoir approuvé à 80% que les Algériens deviennent tous des Français à part entière dans le respect de leur personnalité (cet épisode n’étant jamais rappelé par nos chers médias, intellectuels et politiques, évidemment), rien n’y fait : le peuple français est perpétuellement accusé par ses élites politico-médiatiques d’être travaillé par le démon raciste (voire antisémite), et pour cela, plus ou moins insidieusement, plus ou moins ouvertement, traîné dans la boue. Au point de se croire lui-même raciste (ou plutôt le voisin).

Dans ces conditions, tandis que l’idée d’un racisme omniprésent et majoritaire en France ne cesse, au mépris de toute vraisemblance, de s’amplifier dans la lucarne magique, dans la presse, dans la bouche des politiques, il devient de plus en plus pénible d’être Arabe ou Noir en France. Du moins pour peu qu’on regarde un peu trop la télé ou qu’on s’en remette aux journaux et aux Guignols de l’Info de Canal+ (70)


Diversité et unité

Les immigrés d’aujourd’hui, pour la plupart, ne sont étrangers que pour autant que l’Etat français les a déchus de leur nationalité française, par le truchement d’une pseudo-indépendance au sujet de laquelle, justement, les Africains n’eurent pas leur mot à dire. Cette mise au ban forcée de la France et de la République, cette partition de l’ensemble franco-africain, cette relégation de l’Outre-Mer, l’Affaire gabonaise et la Loi 60-525 en furent, parmi bien d’autres subterfuges et crimes, les instruments.

Or derrière les désastres sociaux et moraux qui rongent l’Afrique et la France et se nourrissent de silence, la peur se ligue avec la honte, le désespoir, l’incompréhension. Honte d’avoir été rejeté, désespoir d’avoir été méprisé, incompréhension du dédain répondant au dévouement et au sacrifice. Peur, enfin, de passer pour un traître.

La clef de l’avenir réside dans la faculté qu’auront les hommes de France et d’Afrique de se souvenir que l’Afrique et la France, par delà tous les discours de division, par delà toutes les caricatures, ne font qu’une, et qu’elles composent un vaste peuple qui déjà mêle ses innombrables substances. Sublimes et lourdes.

Car les hommes de France et d’Afrique, que d’aucuns voulurent séparer, sont voués, inéluctablement, à la lumière de leur histoire fraternelle et de leur histoire d’amour redécouvertes, à se retrouver, pour le meilleur. Ou pour le pire, si l’on persiste à tuer la galaxie de souvenirs, d’attirance et d’affinités, encore une fois, contre tout raison.


Vestiges d’un monde démoli

On a du mal à l’éprouver, ce peuple franco-africain qui fut naguère condamné à mort.

Mais bien qu’enfoui, refoulé hors de notre monde moderne dénervé et dépoulpé, il est encore bien vivant, au fond de nos têtes, nos pauvres têtes gavées de la conviction que les uns et les autres n’étaient pas les mêmes, et que les uns voulaient se séparer des autres, au gré de je ne sais quel « vent de l’Histoire ».

Il faut aller à la rencontre de cette Afrique pas encore atteinte par la propagande de la Ve République blanciste, de ses clients et de ses alliés. C’est-à-dire cette Afrique capable encore de voir la France comme cette merveille universelle, défenderesse de principes qui rejoignent la vieille sagesse africaine et la vieille sagesse européenne, la vieille sagesse humaine, comme la Liberté guidant le peuple de Delacroix rejoint le Jardin des Délices de Bosch ou la Reine-Mère sculptée et fondue par une antique main nigériane. France mère des arts, des armes et des lois, sorte d’icône barbare étrangement sublime, dont les petits et gros colons de racistes étaient jugés indignes par les Africains. Ce distinguo, les Africains le faisaient parce que, tout comme ils étaient connus et aimés des Français, ils les connaissaient et les aimaient comme ils aimaient leur culture, leurs mœurs, leurs manières, toutes sortes de choses qui faisaient la vraie France, outragée et trahie par les crimes du colonialisme commis dans son ombre.

De telles subtilités peuvent nous sembler incompréhensibles aujourd’hui que la France est réduite à un moignon de péchés et de médiocrité, d’idéal sinon absent, du moins très, très affaibli, tandis que le peuple français est perpétuellement dénigré par un système et ses élites en mal de bonne conscience.

Dans ce vaste désastre, comment rendre à toute une partie de la jeunesse française, en particulier à celle qui voit à juste titre ses racines en Afrique, l’amour de la France ?


La volonté du peuple

En rendant aux Français leur amour de l’Afrique et des Africains, ces compatriotes qui leur furent refusés et qui leur sont aujourd’hui désignés comme étrangers.

En disant la vérité, mais surtout en agissant en phase avec elle. Dans le respect sacré des principes de la République. Et dans le respect le plus strict de la démocratie.

Car des tréfonds de la France défigurée par cinquante années de blancisme, continue de battre le cœur d’un pays avide de liberté, d’égalité et de fraternité, et de laïcité dans l’universalité.

Il suffirait à nos chefs de sortir des tours d’ivoire où ils festoient, des vieux schémas où ils croupissent, et d’écouter et surtout d’accomplir la volonté du peuple.

Et du cœur de l’Afrique, d’écouter l’âme d’une France peut-être aujourd’hui presque disparue en France. Car ainsi que l’écrivait Ousseynou Kane en 2001, dans une lettre ouverte à l’ambassadeur de France où il dénonçait l’accumulation des tracasseries administratives rencontrées par son fils lycéen pour l’obtention d’un visa à l’occasion d’un voyage en France (71) :

« Et si d'aventure un jour la France (…) n'était qu'une constellation de plus sur la bannière étoilée, revenez voir, Excellence, du côté de nos nouvelles provinces du Niombato, du Boundou ou du Pakaou, vous y trouverez encore vivantes, bien loin du cours de la Seine, les racines qui ont porté votre grande nation. Tant il est vrai que qui est gardien ultime de votre langue est aussi l'avenir de votre civilisation. »

Ces mots semblent remontés du fond des âges, dans notre monde en plastique perclus d’hypocrisies et recru de mensonges et d’amnésies.

Chaque jour davantage enfoncée dans ces sables mouvants, notre époque est-elle encore capable d’un sursaut ?


« Identité nationale »
Poser la question de l’identité nationale sous la Ve République n’est pas anodin. Au contraire, sous certains rapports, c’est poser LA question centrale.

En effet, c’est au nom d’une définition très précise de l’identité nationale qu’a été modelée la « France » telle que nous la connaissons aujourd’hui. Dans ses dimensions géographiques, démographiques, politiques… Bref, dans presque toutes ses dimensions, la France actuelle est la projection d’une « certaine idée » de l’identité nationale…

Quelle est cette « identité nationale » aux pouvoirs exorbitants, quoique secrète, sur laquelle fut fondée, en ses origines, la « France » d’aujourd’hui ?

Nous l’avons vu, c’est celle énoncée, en coulisses, par le fondateur de la Ve République lui-même, le général de Gaulle :

« Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. »

C’est au nom de cette définition fondamentale, totalement contraire aux principes hérités de 1789 et qui, pour cette raison, ne fut jamais formulée publiquement, que Charles de Gaulle a redessiné la « France » entre 1958 et 1962, en la débarrassant de tout ce qui, à ses yeux, n’était pas la France ou Français (72).

Cette définition gaullienne de la France, éminemment restrictive, est évidemment inacceptable, tout comme est inacceptable le « largage » méprisant et rapace, antidémocratique et antisocial, qui, sous couvert de noble « décolonisation », frappa il y a 50 ans l’Afrique et les citoyens africains de la France. Tout comme est inacceptable le nouvel ordre mondial qui en résulta, ce monde d’exploitation et d’aliénation de l’Afrique et des Africains, mais aussi de l’homme en général et, si j’ose dire, du peuple (73).

Dans ces conditions, on comprend qu’aujourd’hui, ni les gardiens du temple gaullien, ni l’extrême-gauche, complice du largage, ni une certaine gauche gagnée sans nuance aux thèses dites « anticolonialistes » qui, dans les faits, ont servi tant le néocolonialisme que la division des hommes et l’occultation des motifs réels de l’opération (74), n’aient envie que le débat sur l’identité nationale ait lieu. Sans surprise, le « système » de la Ve République préfère dénoncer ce débat comme scandaleux ou absurde, en tout cas en limiter la portée (75).

Car s’embarquer dans un débat approfondi sur la question précise de l’« identité nationale », au seuil du cinquantenaire des indépendances africaines et de l’Année de l’Afrique en France, c’est s’exposer, in fine, à un grand déballage. A cause de (ou grâce à) l’évidence historiographique, et malgré l’hypocrisie du monde et la loi du silence.

Heureusement, la présidence de la République française veut percer l’abcès. Nicolas Sarkozy, qui clame sa passion de la Vérité et affiche de discours en discours d’ardentes convictions en faveur du métissage, l’a juré : 2010, tout sera dit. Logiquement, il a lancé le débat sur l’identité nationale avec tambours et trompettes, à l’orée d’une période si symboliquement chargée. Il y avait les tonnes de poudre, il apporte le briquet.

Nicolas Sarkozy a-t-il la carrure de déclencher un séisme politique d’ampleur planétaire, et d’encaisser l’onde de choc qui, sans nul doute, en résultera (76) ?

En 2010, les médias, les intellectuels, la classe politique, tous bords confondus, seront-ils aussi lâches et hypocrites que d’habitude ? Faudra-t-il, comme par le passé, compter sur les doigts d’une main les médias qui oseront braver furtivement l’omerta (77) ?

Continuera-t-on, après 2010, de vivre dans un monde qui ment ?

Continuera-t-on, tout en voyant le racisme partout pour mieux le dénoncer avec des luxes d’ostentation, de faire simultanément comme si la séparation franco-africaine avait été voulue par les peuples d’Afrique, il y a cinquante ans ?

Les donneurs de leçons de l’antiracisme, entre deux larmes de crocodile versées sur les « sans-papiers », les « clandestins » noyés ou glacés, et les malheurs de l’Afrique, continueront-il à parler et à agir en parfaits complices de la Ve République gaullienne, grande largueuse d’Africains ?

Multipliant les alibis humanistes ou humanitaires, continueront-ils de servir un système qui, entre mensonges, incurie, cynisme, rapacité et histoire fictive constituée en propagande, engendre inexorablement les ravages de la misère, la montée de la défiance, l’exacerbation de la haine entre les hommes, en particulier entre les Français et les Africains ?

Temps du silence paroxystique ou des grands aveux ? Cette nouvelle année 2010, d’une façon ou d’une autre, nous en apportera rapidement la réponse…

Puisse l’année 2010, Cinquantenaire des indépendances, Année de l’Afrique en France, être l’occasion d’une heureuse surprise, et non l’éternel retour de l’imposture, de ses fariboles, grande faiseuses de haine, de destructions et de régressions. Car cette occasion, avec le Cinquantenaire de l’indépendance algérienne en 2012, pourrait bien être la dernière…


Le rendez-vous de Rutebeuf

Je vous invite donc à prendre date.

En décembre prochain, je vous invite à revenir ici même, au Lucernaire, afin de tirer le bilan des débats qui, pendant l’année, se seront tenus en Afrique, en France et ailleurs.

Pour tirer, aussi, le bilan des échos dont nos modestes voix, aujourd’hui, ont fait vibrer ces murs.

Avertis par le passé et par l’Histoire, soyons sans illusions et craignons le pire ; mais sachons aussi espérer le meilleur, en pariant sur le cœur des hommes, en Afrique comme en France, pour résister au sens du courant qui fait tant rire le crocodile...


Car comme chantait le vieux Rutebeuf :


L’amor est morte :
Ce sont ami qui vens enporte
Et il ventoit devant ma porte
Ses enporta
(78).

Je vous remercie.



Alexandre Gerbi
Article publié dans
Décolonisation del'Afrique ex-française,
Enjeux pour l'Afrique et la France d'aujourd'hui
(Ed. L'Harmattan, 2010)


Notes :

(1) Sous forme de prétendus « peuples » définis par les frontières arbitraires tracées par le colonisateur, ne répondant à aucune logique ethnique, linguistique, géographique, ni même historique…
(2) Voir infra note 61.
(3) Emile-Derlin Zinsou expliquait en 1985 : « (…) Les leaders politiques africains avaient en commun ceci : ils souhaitaient tous ardemment, la guerre (1939-1945) terminée, une mutation profonde du sort de l’Afrique (…). La profession de foi, la revendication fondamentale n’était pas l’indépendance : aucun de nous ne la revendiquait. Nous réclamions, par contre, l’égalité des droits puisque nous avions les mêmes devoirs jusques et y compris celui de donner notre sang pour la France. (…) La bataille pour l’égalité, pour les droits égaux pour tous, était l’essentiel du combat politique. Mais cette égalité inscrite dans la devise républicaine n’allait pas de soi, en ce qui concerne son application intégrale, dans l’esprit des colonisateurs. Une politique coloniale intelligente, prospective, suffisamment ouverte sur l’avenir, qui aurait conduit les peuples coloniaux à la jouissance des mêmes droits que ceux de la métropole, à l’application des mêmes lois, des mêmes règles à tous, aurait certainement modifié le destin de la colonisation. » Emile-Derlin Zinsou fut l’un des leaders politiques du Dahomey, aujourd’hui le Bénin, dont il fut président de juillet 1968 à décembre 1969. La décolonisation politique de l’Afrique, in La Décolonisation de l’Afrique vue par des Africains, Ed. L’Harmattan, 1987, pp. 32-33. A propos de l’Afrique subsaharienne des années 1950, Elikia M’Bokolo note : « (…) tous les dirigeants et cadres politiques (africains) se réclamèrent longtemps de l’idéologie assimilationniste de la colonisation française : se voulant « absolument français » et exigeant d’être traités comme des « Français à part entière », ils se complaisaient à opposer la vraie France, dont ils exaltaient l’ « œuvre civilisatrice » et les colons, particulièrement nombreux en Oubangui-Chari, dont ils stigmatisaient le racisme et le conservatisme », in L’Afrique au XXème siècle, le continent convoité, pp. 196-197, Ed. Seuil 1985.
(4) L’écrivain Samuel Mbajum note sur son blog Afrique Debout : « (…) la publication du livre d’Alain PEYREFITTE (« C’était de GAULLE ») aurait pu, aurait même dû (compte tenu de la densité des informations qu’il apportait sur cette période) avoir un retentissement certain et provoquer dans l’opinion un débat utile et purificateur. Or il n’en fut rien, alors que cet ouvrage faisait des révélations troublantes. Je suis convaincu que si tout avait été fait pour amener le grand public, aussi bien en France qu’en Afrique, à s’y intéresser vraiment, cela aurait probablement provoqué dans l’opinion, un débat direct et franc ; de part et d’autre on aurait pu transcender les motivations profondes qui avaient contraint ( ?) de GAULLE à pousser hors de l’empire français les pays africains au moment où, en votant « oui » au référendum constitutionnel de 1958, ils ne demandaient qu’à rester « français », en bénéficiant cependant de l’égalité des droits et des devoirs au sein de la République française une et indivisible… »
(5) Louis Sanmarco s’est éteint en octobre dernier, à l’âge de 99 ans, dans l’indifférence générale.
(6) Le « puzzle » de l’histoire occultée de la décolonisation est également disponible, en « pièces détachées », dans de nombreux ouvrages et articles d’autres auteurs. Citons par exemple Charles-Robert Ageron, Henri Grimal, Elikia M’Bokolo, Anne-Marie Duranton-Crabol Marc Ferro, Catherine Coquery-Vidrovitch, Florence Bernault, Catherine Atlan, Guy Pervillé… Tous ces auteurs livrent, de-ci, de-là, des éléments intéressants, qui permettent d’entrevoir, par petits fragments, cette histoire politiquement incorrecte. Sans, toutefois, proposer de synthèse, ni accorder dans leurs exposés une place centrale à cet aspect de la question… Citons enfin trois auteurs particulièrement incisifs : Bernard Mouralis, Brigitte Gaïti et, plus récemment, Todd Sheppard.
(7) Redistribution qu’aurait imposée l’application de la démocratie et des principes républicains, conséquences directes et inévitables de l’octroi de l’égalité politique réelle.
(8) A ce sujet, lire par exemple l’excellent L’Afrique, les Africains, de Pierre et Renée Gosset, Ed. Julliard, 1958.
(9) La Constitution de la IVe République (1946), après avoir énoncé dans son préambule que « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » et que « La France forme avec les peuples d'outre-mer une Union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion », déclarait dans son article 80 : « Tous les ressortissants des territoires d'outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d'outre-mer », mais ajoutait aussitôt : « Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens ». Les citoyens de l’Union française étaient donc égaux mais certains étaient, pour reprendre une âpre formule de Coluche, « moins égaux » que les autres…
(10) La principale limite sur laquelle achoppa la IVe République fut l’octroi de l’égalité politique, cause de son choix d’accorder l’autonomie puis l’indépendance à la Tunisie et au Maroc, et sa chute lorsqu’elle envisagea d’appliquer une solution similaire en Algérie.
(11) En plus d’esquiver le métissage de la France, abandonner l'Empire devait aussi permettre d'investir désormais en France métropolitaine les sommes jusque-là consacrées à l'Empire. Au cours des années 1950, lorsque se posa la question de la décolonisation, beaucoup d’hommes politiques et d'économistes français affirmèrent que les capitaux seraient mieux employés, car plus rentables, en « Corrèze que dans le Zambèze », en France plutôt que sous les tropiques. Davantage de « retour sur investissement », mais aussi plus de bénéfices directs... On appelle cette théorie « complexe hollandais » ou plus communément « cartiérisme », du nom du journaliste de Paris Match, Raymond Cartier, qui s’en fit le zélé promoteur. Or cette théorie apparut d’abord dans la presse anglo-saxonne (The Economist, The Banker) au début des années 1950, puis fut reprise par Raymond Aron à partir de L’Opium des Intellectuels (1954) et relayée l'année suivante par la revue Entreprise et par Les Echos d’Emile Servan-Schreiber (le père de Jean-Jacques…). C’est seulement par la suite, à partir d'août 1956, qu’elle fut vulgarisée par Raymond Cartier dans les colonnes de Paris Match. Les leaders et intellectuels africains dénoncèrent cette ligne économico-politique, sous le nom de « cartiérisme » ou « métropolisme », en s’insurgeant contre ce qu'ils dénonçaient comme une volonté métropolitaine d’abandonner, par égoïsme, l’Afrique au sous-développement. Voir Charles-Robert Ageron, « le Cartiérisme », in Histoire de la France coloniale, p. 475 et sq. Au sujet de « JJSS », fondateur de L’Express, hebdomadaire qui plaida, de façon de plus en plus ouverte et radicale, la cause de la décolonisation – Albert Camus cessa d’y collaborer en 1956 – Jean Lacouture note : « Jean-Jacques Servan-Schreiber, péremptoire et combatif, aux yeux duquel le génie politique prend sa source chez les économistes de Cambridge et s’accomplit chez les politologues de Harvard », in Pierre Mendès France, Ed. Seuil, 1981, p. 197. Du reste, il est notoire que JJSS se rêva « franco-américain »…
(12) « Nous avons fondé notre colonisation, depuis le début, sur le principe de l’assimilation. On a prétendu faire des nègres de bons Français. On leur a fait réciter : "Nos ancêtres les Gaulois" ; ce n’était pas très malin. Voilà pourquoi la décolonisation est tellement plus difficile pour nous que pour les Anglais », Charles de Gaulle cité par Alain Peyrefitte, in C’était de Gaulle, t. 1, pp. 54-55.
(13) Annonçant l’indépendance ivoirienne, Félix Houphouët-Boigny déclara : « Je vous demande, une fois rentrés chez vous, de rassembler les populations et de leur dire qu’au début du mois d’août la Côte d’Ivoire est devenue indépendante parce que la France n’a pas accepté nos propositions de fédération. Je l’ai souvent répété : pour se marier, il faut être deux. » Cité par Gilbert Comte, in "La Communauté francophone", le Bulletin de Paris, 15 juillet 1966.
(14) « Après mon élection (en 1960) comme président de l'ASECNA, j'avais fait ma tournée "ad limina" auprès des chefs d'Etat africains. Le premier que j'étais allé voir fut Senghor, qui me demanda si j'étais un parent du Gouverneur Sanmarco dont il avait tant entendu parler... Je lui répondis que le Gouverneur, c'était bien moi, avant de lui dire ceci : "Monsieur le Président, je suis venu vous parler de ce qu'est l'ASECNA. Mais, avant toute chose, et je m'en excuse devant vous, je voudrais vous dire que je n'étais pas pour l'indépendance de l'Afrique; j'étais pour l'égalité des droits de tous au sein de la République Française." Il me regarda et me lança: "Et moi donc !" » in Entretiens sur les non-dits de la décolonisation (Ed. de l’Officine, 2007).
(15) Réagissant au principe, énoncé par de Gaulle, selon lequel le NON au référendum sur la Communauté en 1958 revenait à un NON à la France et, partant, induisait l’accès automatique à l’indépendance, Barthélémy Boganda s’interrogea : « Pourquoi, moi, je ne serai plus Français si, suivant mes convictions de vieux républicain, je vote contre cette Constitution, alors qu’un vieux républicain de la Lozère restera Français s’il fait de même ? » Cité par le Gouverneur Louis Sanmarco in Le colonisateur colonisé, éd. ABC, 1982.
(16) Diori Hamani expliqua en 1960 « A maintes reprises, le président Houphouët-Boigny, moi-même et les autres chefs des Etats et l’Entente, avons eu l’occasion d’exprimer nos conceptions quant à l’aménagement des organes communautaires pour réaliser avec tous les Etats membres – y compris la République française – un ensemble fédéral vraiment égalitaire, viable et – j’insiste sur ce mot – durable. Pour nous, faut-il le rappeler, le Conseil exécutif de la Communauté et le Sénat de la Communauté constituaient la préfiguration du gouvernement fédéral central et du Parlement fédéral central. Cette évolution, si avait pu s’accomplir, aurait permis de construire, à partir des Etats autonomes, solidaires et égaux, un grand Etat multinational appelé à jouer un rôle exemplaire sur la scène du monde. Force nous est de le constater avec regret : notre grand espoir a été déçu… Le Mali, Madagascar, la Mauritanie, les Etat de l’Afrique ex-équatoriale manifestèrent le désir de… subsistuer au pacte collectif des accords bilatéraux avec la seule République française. La République française a donné son accord, et même son appui, à ces tendances centrifuges. » Cité par Gilbert Comte, in "La Communauté francophone", article paru dans le Bulletin de Paris, 15 juillet 1966.
(17) Sékou Touré est pourtant régulièrement cité au nombre des partisans de la rupture avec la France. Voir Annexe, le Discours de Conakry du 27 août 1958.
(18) Pendant la guerre 14-18, « (…) émues par le destin de ces soldats, venus de si loin pour les défendre, de nombreuses familles les reçoivent, les aident, s’inquiètent de leur santé, des leurs au pays ; des idylles naissent (des directives précises en limitent cependant la conclusion », Eric Deroo, « Mourir : l’appel de l’empire », in Culture coloniale, Ed. Autrement, 2003. Il faut souligner ce dualisme : d’un côté, une population française majoritairement hermétique aux préjugés racistes et antisémites, qui accueille les Africains comme des égaux voire comme des compatriotes, et prend volontiers des juifs pour chefs ou représentants (Blum, Mendès France…) ; de l’autre, la phobie de l’Etat et de certaines élites pour le « bougnoule », nègre ou arabe, dont il s’agit de préserver le « corps français ». En France, tout au long de la IIIe puis de la IVe Républiques, dans un contexte européen globalement marqué par la montée du nationalisme et de son corollaire xénophobe, le peuple français, par une étrange immunisation, demeura majoritairement étranger aux suffisances racistes, aux détestations antisémites, aux tentations fascistes et aux folies assorties. Pourtant, dans les sphères bourgeoises, intellectuelles et politiques françaises, l’idéologie raciste théorisée par Cuvier et Gobineau puis estampillée par Renan, cultivée par Barrès et ses émules persista, proliféra et dégénéra et, au fil des décennies, poussa ses ramifications dans les plus hautes sphères de l’Etat. Du reste, contrairement aux masses populaires, les élites françaises ne furent pas toujours insensibles aux sirènes du totalitarisme. Ce phénomène pesa sur l’ordre qui régnait dans les colonies et, dans une large mesure, sur l’esprit des lois qui les régissaient depuis Paris. A posteriori, après avoir largué l’Afrique et l’Algérie pour conjurer la « bougnoulisation » et l’islamisation du « corps français », dans les années 1970-1990, les intellectuels et politiques français prirent l’habitude de stigmatiser le prétendu racisme du peuple français, selon la triple figure de « l’écran de fumée », du « bouc émissaire » et de « l’inversion des rôles », ce tour de passe-passe présentant l’avantage d’affaiblir voire d’occulter la culpabilité première des intellectuels et des politiques des générations précédentes dans le blancisme d’Etat en France, et dans les grands choix qui présidèrent à ce que sont devenues la France et l’Afrique d’aujourd’hui.
(19) Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, p. 5, Puf, 1948.
(20) Avant lui, le Sénégal envoyait à Paris des députés blancs ou métis.
(21) Guadeloupe, Martinique, Réunion et Guyane, françaises depuis le XVIIe siècle. Et toujours françaises aujourd’hui, et bien décidées à le rester, malgré l’obstination du pouvoir de les pousser vers l’autonomie, étape classique vers l’indépendance sous la Ve République… Nicolas Sarkozy a annoncé son intention d’imposer l’autonomie, tout en se défendant s’envisager l’indépendance. Aux Antilles, en dépit de ses dénégations, beaucoup soupçonnent le Chef de l’Etat de suivre un schéma de largage « à l’africaine », ou si l’on préfère « à la de Gaulle ». Victorin Lurel, député de Guadeloupe, déclarait ainsi le 26 juin 2009 dans un discours en présence du président de la République : « La crise sociale qui a pris forme en décembre dernier a été le révélateur d’un malaise qui touche l’ensemble des outre-mers. Un malaise que chaque territoire a exprimé avec ses nuances et ses spécificités. Un malaise qui – souffrez que je le dise devant vous – n’a pas été assez vite considéré à sa juste mesure par un Gouvernement qui n’a pas su diagnostiquer à temps et donc traiter le mal dont souffrait la Guadeloupe. Pire, pendant cette crise, certains commentaires, telle ou telle sondage, ou encore les comptes régulièrement présentés de ce que «coûte» l’Outre-mer, ont nourri les soupçons d’une volonté «cartiériste» de largage et accentué le malaise. » Sur le cartiérisme, voir supra note 11.
(22) Aux législatives de novembre 1958, sur les 67 députés d’Algérie au Palais-Bourbon, 46 étaient arabo-berbères. Ils furent éliminés de l’Assemblée par l’indépendance en 1962. Rebiha Khebtani, députée de Sétif élue dans la foulée du retour du Général en 1958, intervint en ces termes terribles à l’Assemblée nationale, en 1959 :« Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, il y a un an, j'étais encore une femme voilée. Je suis aujourd'hui la représentante élue d'un département de plus d'un million de Français musulmans et de seulement 24 000 Français d'origine européenne. Et, n'en déplaise à notre collègue Leenhardt, porte-parole du groupe socialiste, je me considère comme une élue aussi valable que les députés métropolitains (...). J'ai donc la fierté d'être à l'Assemblée nationale française, le porte-parole de tous et de toutes celles qui, dans le département de Sétif, fief de la rébellion, ont rompu définitivement avec un passé révolu et ont décidé de construire l'Algérie de demain par la France, avec la France et dans la France » Cité par Bruno Fuligni, in Les quinze mille députés d'hier et d'aujourd'hui, Ed. Pierre Horay, 2006.
(23) Lire en particulier Oui Mon Commandant ! et L’étrange destin de Wangrin.
(24) Au premier rang des fondateurs conquérants de l'Empire français, deux figures atypiques, Savorgnan de Brazza et Louis Faidherbe. Ce dernier, « républicain (…), sympathisant avec les mouvements antiesclavagistes de surcroît, (...) offre une personnalité complexe, à mi-chemin entre Bugeaud dont il reprit les méthodes et V. Schœlcher avec qui il se lia d’amitié. » in L’Afrique occidentale au temps des Français, Monique Lakroum, p. 164, La Découverte, 1992. « Louis Faidherbe (1818-1889), gouverneur du Sénégal (1854-1861 et 1863-1865), chef militaire et administrateur de haute valeur, il organisa la colonie, pacifia le haut Sénégal, où il (...) reconstruisit Saint-Louis et fut le véritable créateur de la ville et du port de Dakar (1857).» (Larousse) Faidherbe recruta des esclaves qu'il avait affranchis en les arrachant à leurs maîtres africains, et créa le corps des tirailleurs sénégalais, fer de lance de la conquête de la future AOF. Car l’Empire français en Afrique occidentale et saharienne fut en grande partie, aussi, une œuvre sinon de l’Afrique, en tous cas de très nombreux Africains, puisque les troupes qui conquirent la plus grande partie de l’AOF, jusqu’au Maroc, étaient essentiellement composées de soldats noirs.
(25) « Nous pouvions conserver dans la France une Algérie, indépendante, sorte de dominion sans apartheid, sans exploitation de l'Arabe par l’Européen, sans favoritisme, sans paternalisme, quelque chose qui n'aurait plus été une province mais un pays libre où deux races auraient pu vivre dans l'égalité sinon dans l’identité, dans la compréhension sinon dans l’amitié, chacun étant citoyen français comme au temps d'Auguste où Grecs, Hébreux, Gaulois, Ibères et Germains étaient, au même titre qu'un Italique, citoyens romains » Raoul Salan, « Pourquoi ai-je rejoint le putsch d’Alger ? » in Historia n° 293 avril 1971.
(26) « Si, en France, la notion de race fut surtout défendue par la droite – et par l’extrême droite depuis les années 1930 –, on trouve également un nombre appréciable de penseurs classés à gauche, du socialisme à l’anarchisme. Cette hétérogénéité montre que le concept transcende les clivages politiques (…). » « Race et nation républicaine », in La République coloniale, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, Ed. Albin Michel, 2003, p. 95.
(27) Henri Grimal, La Décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe, 1985, p. 284.
(28) En Métropole, la CGT est notoirement liée au PCF et à Moscou, et FO au pouvoir français et aux Etats-Unis. Dans le courant des années 1950, ce dernier syndicat parvint à faire de l’ombre à la CGT en Afrique noire. Quoi qu’il en soit, concernant l’Afrique et l’outre-mer français (et l’outre-mer européen en général), la doctrine des Etats-Unis était la même que celle des Soviétiques : l’indépendance pour tout le monde. Elle devint progressivement celle de l’Etat français, en particulier avec Charles de Gaulle…
(29) Les figures de Sartre et Aron, le communiste et le libéral, intellectuellement inféodés, l’un à l’URSS, l’autre aux Etats-Unis, résument bien la distribution des cartes à l’époque, pour employer une métaphore chère à Raphaël Tribeca. Lire dans ce volume son étrange et saugrenu Hold’em up. Qui fait se gratter la tête, comme dit plus loin Alpha Blondy…
(30) Les événements de mai-juin 1958, dont naquit la Ve République, ont été commémorés sur la pointe des pieds en 2008, les commémorations des quarante ans de mai 1968 faisant office d’écran de fumée…
(31) Entre autres, Delbecque, Guichard, Massu, Soustelle, Debré... Au sujet de ce dernier, futur Premier ministre du Général : « (…) en mars 1958 (…) Pierre Mendès France reçoit une visite qui l’étonne un peu, celle de Michel Debré. Ce sénateur radical, alors réputé pour son attachement fanatique à l’Algérie française aussi bien qu’au général de Gaulle, vient lui proposer de l’aider à faire prévaloir une solution pour l’Algérie : l’ancien chef de la France libre serait rappelé « en mission extraordinaire », doté de pouvoirs exceptionnels, d’un véritable blanc-seing pour une durée de six mois, afin de rétablir la paix en Algérie (Debré ne précisait pas par quels moyens et en vue de quelle solution…). Mendès l’écouta poliment, lui rappela l’admiration qu’il professait pour le général, l’impatience où il était de voir l’Algérie en paix et conclut : « Tout de même, je préfère la République…» » in Pierre Mendès France de Jean Lacouture, Ed. Seuil, pp. 434-435.
(32) Derrière ce soulèvement, la rencontre de l’Armée, hostile à l’égard de la politique ultramarine de la IVe République (déjà soldée, à l’époque, par l’abandon de l’Indochine, dans des conditions désastreuses autant que douteuses, de la Tunisie et du Maroc, de façon tout aussi trouble), du ras-le-bol et de la révolte populaire vis-à-vis d’un régime incohérent, et des gaulliste, dont Jacques Soustelle. Lire à ce sujet l’article sur Claude Lévi-Strauss, en annexe.
(33) Lors du dernier Conseil des ministres du gouvernement Pflimlin, le 28 mai 1958, René Pleven, ministre des Affaires étrangères, déclara : « Ce gouvernement est indiscutablement le pouvoir légal. La question qui se pose est de savoir s’il est encore le pouvoir. Je viens de dresser la liste des ministres : M. le ministre de la Défense nationale, l’armée ne lui obéit plus ; M. le ministre de l’Air, il ne contrôle plus les avions militaires ; M. le ministre de l’Algérie, il ne peut aller en Algérie ; M. le ministre du Sahara, il ne peut plus aller au Sahara ; M. le ministre de l’Information, il ne peut plus que censurer. »
(34) Après une entrevue secrète avec Pflimlin, dont il n’était rien ressorti de concret, de Gaulle déclara par communiqué : « J'ai entamé le processus régulier nécessaire à l'établissement d'un gouvernement républicain ». Pflimlin, scandalisé autant qu’effaré, choisit néanmoins, finalement, de se démettre…
(35) C’est nous qui soulignons (ndla).
(36) Ce programme avait été défini et porté l’avant-garde de l’école anthropologique française, en particulier Claude Lévi-Strauss. En 1955, dans Tristes Tropiques, l'année même où Jacques Soustelle, son collègue et ami, fut nommé gouverneur général en Algérie par Pierre Mendès France, et lança l'intégration, Lévi-Strauss écrivait : « Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes, ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible (...) » Tristes tropiques, Ed. Plon, 1955, rééd. Pocket, pp. 486-487. « Vingt-cinq millions de citoyens musulmans » : à l’époque, la Tunisie et le Maroc ne sont pas encore indépendants. L’intégration c’est-à-dire, au contraire de l’assimilation, la fusion dans le respect et la compréhension réciproque des cultures, pour l’échange et la fécondation mutuelle, dans l'égalité. Au gré d’un certain esprit du temps, c’était un peu la pensée des Africains de l’après-guerre qui s’apprêtait à triompher : Soustelle connaissait Senghor depuis vingt ans, et ne cachait pas que son projet s’était ébauché, notamment, à son contact…
(37) Pierre Viansson-Ponté, La République gaullienne, p. 472, Ed. Pluriel (Ed. Fayard 1970).
(38) « C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. » « Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! (…) Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants (…) Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées » Charles de Gaulle cité par Alain Peyrefitte, in C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 52.
(39) C’était de Gaulle, p. 58.
(40) « Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Essayez d’intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront à nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. » Charles de Gaulle cité par Alain Peyrefitte, in C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 52.
(41) Alain Peyrefitte note : « Il y aurait une thèse amusante à faire sur "les réminiscences de Charles de Gaulle". Par exemple, l'expression "Je me suis toujours fait une certaine idée de la France" lui a été soufflée par Barrès, qui l'emploie dans ses Cahiers de 1921. » C'était de Gaulle, t. 2, p. 25. Peyrefitte révèle également que le Général allait jusqu'à citer Maurras (fondateur de l'Action française, tenant du nationalisme intégral, monarchiste, antiparlementaire, antisémite, etc.) en plein Conseil des Ministres : « Au Conseil du 2 janvier 1964 (...) le Général conclut par la formule de Maurras : "Politique d'abord !" », Ibid., p. 467. La chose n’est pas si étonnante, puisque si l’on en croit Jacques Dumaine, le Général eut ce mot « révélateur » : « Maurras a eu tellement raison qu'il en est devenu fou », in Quai d’Orsay, Ed. Julliard, 1955, p. 138.
(42) C’est-à-dire d’un principe républicain qu’il avait beau jeu de dire bafoué par le « Système » de la IVe République, puisqu’entre la paix dans l’égalité et l’inégalité dans la guerre, la IVe République avait opté pour la seconde solution…
(43) Revenant au pouvoir sous prétexte d’accomplir les promesses jamais tenues par la République, de Gaulle accusa la classe politique de la IVe République, qu’il appelait le « Système », de conduire le pays à sa ruine et sa destruction. Puis, une fois aux manettes, il élimina les principaux acteurs de son retour au pouvoir en s’appuyant sur ceux-là même qu’il avait prétendu contrer : Pierre Pflimlin et Guy Mollet en tête, les hommes du fameux « Système ». En fine analyste de l’opération, Brigitte Gaïti note ainsi : « En quelques années, la carte des alliances de 1958 a été pulvérisée : ceux qui étaient associés au retour du général de Gaulle, ses soutiens apparemment les plus dévoués, sont, pour la plupart, des parias du nouveau régime. (…) Seuls restent en scène les quelques gaullistes de la rue de Solférino (Debré, Guichard, Foccart, Frey) qui se montreront longtemps très discrets sur cette période, continuant à faire bloc auprès du nouveau chef de l’Etat, quitte à sacrifier pour certains dans l’affaire leurs convictions ‘Algérie française’. » Brigitte Gaïti parle également des « hommes de la IVe République, soutiens indéfectibles de la politique algérienne du général de Gaulle de 1958 à 1962, mais qui y perdront leurs partis et leurs soutiens militants », « Les incertitudes des origines. Mai 58 et la Ve République », Politix, 1999, pp. 60-61.
Source : www.persee.fr
(44) Mais aussi le Vatican, la Chine, la Ligue Arabe, et bien sûr l’ONU…
(45) Transgression des principes démocratiques et républicains, violation de la Constitution sur les points les plus fondamentaux, police politique, tribunaux d’exception, médias aux ordres, massacres de masse des Harkis et des Algériens francophiles, parfaitement calculés…
(46) Lors du référendum du 24 septembre 1958, les populations gabonaises approuvèrent par 92% l’adhésion du Gabon à la Communauté française. Forts de ce résultat, le Conseil de gouvernement du Gabon et son président, Léon Mba, mandatèrent le gouverneur Louis Sanmarco à Paris, afin de négocier la départementalisation du Gabon. Reçu par le ministre de l’Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco essuya un refus tonitruant : « Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête !... N’avons-nous pas assez des Antilles ???? Allez, l’indépendance comme tout le monde ! » Louis Sanmarco, Le colonisateur colonisé, Ed. Pierre-Marcel Favre-ABC, 1983, pp. 210-211.
(47)Voir infra, Annexe 8, note 247.
(48) Selon Florence Bernault, « Le rapport politique mensuel du haut-commissaire de la République française au Gabon de février 1960, s.r., s.d. ANSOM, aff. Pol. 2243-B3, mentionne des instructions données par le général de Gaulle le 19 février 1960, qui poussaient le Gabon à demander l’indépendance. » in Démocraties ambiguës en Afrique centrale : Congo-Brazzaville, Gabon, 1940-1965, Ed. Karthala, 1996, p. 298.
(49) Voir sur ce blog l'article intitulé L’effarante Loi 60-525(50) C’est en se prévalant de l’esprit démocratique que De Gaulle évoqua la possibilité de l’indépendance algérienne. Or, avec l’Affaire gabonaise, un an plus tôt, et la Loi 60-525, huit mois plus tard, le Général démontra que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et l’avis des populations n’avaient guère d’importance à ses yeux, puisqu’il déposséda les Africains du droit à l’autodétermination… Le Général était un expert dans l’art politique. Lorsque le 16 septembre 1959, il parle d’autodétermination et envisage l’indépendance pour l’Algérie, d’un point de vue strictement démocratique, il n’y a évidemment rien à redire. Du moins en apparence. C’est là que réside toute son habileté. Un an et demi plus tôt, ont eu lieu les grandes scènes de fraternisation de mai et juin 1958. Puis ce sont les élections législatives de novembre 1958, auxquelles participent massivement les Algériens, en dépit des consignes et des menaces de mort du FLN. De ces élections résultent, pour la première fois, l’arrivée de 46 de députés arabo-berbères à l’Assemblée nationale, à Paris. A partir de là, entre fraternisations et participation aux élections, la volonté des populations algériennes à construire l’Algérie française semble manifeste. Pourquoi, dans ces conditions, remettre brutalement tout sur la table comme le fait le Général, moins d’un an plus tard ? Il faut se mettre un instant dans la tête et dans la peau des Algériens. Longtemps, jusqu’en mai-juin 1958, les Algériens ont été confrontés à une classe politique métropolitaine, mais aussi à une opinion pied-noir, qui leur refusait l’égalité politique et la citoyenneté française. Un état de fait évidemment inacceptable qui, progressivement, avait rallié une masse croissante d’Algériens à la cause de l’indépendance et jeté nombre d’entre eux dans la rébellion armée, seule solution – ô combien légitime ! – face au mépris de l’Etat. Mai-juin 1958 change brutalement et radicalement la donne. Les Pieds-noirs se rallient en masse à l’Intégration, après un long travail d’explication accompli dans ce sens par le Gouverneur général, le gaulliste Jacques Soustelle, avec l’appui de l’Armée. De leur côté, lassées par un FLN extrêmement violent en particulier à l’égard des musulmans, les masses arabo-berbères se rallient à l’Intégration, avec un enthousiasme d’autant plus spectaculaire qu’il répond à un homme prestigieux, le général de Gaulle, dont Soustelle est très proche (il est à la gauche du Général au balcon, lorsque celui prononce son fameux « Je vous ai compris ! ») qui déclare solennellement, en se démarquant de tous les autres, les avoir « compris » et les accueillir fraternellement dans la famille française. Lorsqu’en septembre 1959, le Général remet subitement sur la table l’idée d’indépendance, c’est la douche froide ! D’autant que, d’emblée, il prend ses distance à l’égard du projet de l’Intégration, prétendant lui préférer l’Association… Si le président de Gaulle avait pris la peine d’expliquer qu’il avait confiance dans le choix des populations d’Algérie en faveur de l’Intégration déjà approuvée par elles de mille façons, lors des fraternisations et par leur participation aux élections législatives, que cette consultation avait simplement pour but de lever tous les doutes de nos partenaires internationaux, que de son point de vue à lui, de Gaulle, la fraternité franco-algérienne était l’avenir glorieux de la France enfin réconciliée avec tous ses enfants, bref, s’il avait gardé les mêmes accents qu’à Alger et Mostaganem un an et demi plus tôt, les choses auraient bien sûr été perçues de façon très différentes. Mais justement, il n’en fit rien… Douche froide, donc, mais pas seulement pour les Pieds-Noirs. Y compris pour les « Français musulmans » d’Algérie qui, à cet instant, comprennent que de Gaulle est comme tous les autres, ses prédécesseurs de la IVe et même de la IIIe République : un beau parleur qui, au fond, ne veut pas d’eux comme Français. Ils comprennent alors qu’au bout de la route, c’est l’indépendance qui va être accordée à l’Algérie, sous la férule probable du FLN cruel et implacable. Encore une fois : se mettre un instant dans la tête et dans la peau du peuple arabo-berbère d’Algérie… Loin d’être perçue comme une promesse démocratique, l’autodétermination dont parle de Gaulle en septembre 1959 est comprise par beaucoup d’Algériens comme l’annonce d’une indépendance dès longtemps préparée par ses prédécesseurs. Pour les Pieds-Noirs comme pour les musulmans, derrière les oripeaux démocratiques et le mot magique d’autodétermination, de Gaulle jette le masque, et la France du « Système » ressuscite telle qu’en elle-même. La suite des événements ne fera que les confirmer dans cette idée, le chef de l’exécutif s’abstenant de tout lyrisme en faveur de l’Algérie française, au point de susciter les déclarations tonitruantes de l’un des artisans du 13 mai, le général Massu, bientôt relevé de ses fonctions en Algérie, en janvier 1960, comme Salan l’avait été avant lui… Une décision qui acheva de désespérer Alger, et provoqua le basculement progressif de l’opinion algérienne, à mesure que se précise le choix du Général pour l’indépendance… Car il ne fera pas bon avoir été Algérie française pour un musulman dans une Algérie indépendante livrée, d’ici peu, au FLN ! Chaque Algérien a donc intérêt, en perspective de l’indépendance annoncée par de Gaulle à demi-mot, mais très clairement pour qui sait comprendre, à se déclarer indépendantiste, ou du moins à taire son attachement pour l’Algérie française… Par simple instinct de survie… La suite illustrera amplement cette terrible réalité, avec l’effroyable martyre des Harkis mais aussi, on en parle moins, des musulmans pro-français. En somme, l’extraordinaire habileté du Général aura consisté à user d’une annonce de nature démocratique – l’autodétermination – pour susciter un basculement de l’opinion algérienne, basculement dont on peut se demander s’il était le reflet de convictions profondes des Arabo-Berbères, ou une nécessité de survie… Basculement dont le Général et ses partisans tireront ensuite argument pour justifier, rétrospectivement, cette annonce même qui l’avait provoqué…
(51) En particulier lors du Putsch des Généraux, en avril 1961. Pierre Montagnon rapporte cette étonnante déposition du général de Pouilly, lors du procès de Raoul Salan qui fit suite au « putsch » : « Choisissant la discipline, j’ai également choisi avec la nation française la honte d’un abandon et pour ceux qui, n’ayant pu supporter cette honte, se sont révoltés contre elle, l’Histoire dira, peut-être, que leur crime est moins grand que le nôtre », in La Guerre d’Algérie, Genèse et engrenage d’une tragédie, éd. Pygmalion, p. 391.
(52) Tout en tirant de l’aile fascisante de l’OAS (notamment basée en Espagne franquiste), et de ses dérives criminelles, des arguments pour discréditer collectivement les partisans de l’Algérie française, et les assimiler en bloc à l’extrême-droite… Or une bonne partie de l’extrême-droite s’était rangée derrière de Gaulle, au nom d’une analyse démographique, civilisationnelle et religieuse qu’elle partageait avec lui. Maurice Bardèche expliqua ainsi au sujet de l’Algérie : « Une autre chose m’a découragé. C’est la proposition qu’avait faite Jacques Soustelle (…) quand il a parlé d’intégration. L’idée qu’on devait intégrer les Algériens en en faisant des citoyens à part entière me paraissait une folie pure (…) dont les développements dans le futur me paraissaient extrêmement graves. » Et Jean Mabire : « Je dois dire que cette solution, avec ses perspectives hardies d’intégration et le galopant lapinisme de nos frères musulmans, me paraissait conduire plus rapidement qu’on ne le croit à la France algérienne. » Cités par Anne-Marie Duranton-Crabol, « Du combat pour l’Algérie française au combat pour la culture européenne » in La Guerre d’Algérie et les intellectuels français, Ed. Complexe, 1991, p. 67. Anne-Marie Duranton-Crabol en effet qu’à l’époque, « (…) l’idée d’intégration (était) incluse dans celle d’Algérie Française. »
(53) Un référendum d’autodétermination sur l’indépendance eut bien lieu en Algérie, organisé par le FLN, sous l’œil du Armée française désormais dévouée à de Gaulle. Son résultat, 99,72% de OUI pour l’indépendance, peut laisser pour le moins songeur…
(54) Le Monde, 12 novembre 1970.
(55) Décision du Comité des Affaires algériennes, le 28 mai 1962 : « Le Ministre des Armées et le Haut Commissaire de France en Algérie veilleront à ce que les Sections administratives spécialisées cessent de prendre des initiatives au sujet du rapatriement des harkis. Seuls seront accueillis en Métropole les musulmans dont le départ a été demandé par eux-mêmes et organisé par le Haut Commissaire, et dont les noms figurent sur une liste dressée à cet effet. B. Des instructions seront données aux Préfets de Métropole pour qu’ils signalent au Ministère de l’Intérieur et au Secrétariat d’Etat aux Rapatriés toute arrivée irrégulière de musulmans dans leur département. Signé : C. de Gaulle » Cité par Maurice Faivre, in Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie : des soldats sacrifiés, Ed. L’Harmattan, 2000, p. 192.
(56) « (…) le Maghzen (unité de défense) de la SAS des Beni Bechir, une dizaine de kms au sud de Philippeville, a réussi à s'embarquer sur un navire s'apprêtant à appareiller en direction de la France. La quarantaine d'hommes qui le composent sait quel salut représente cet embarquement. Dans peu de temps, l'ancre sera levée et ils seront sauvés. Un capitaine de l'ALN a repéré les harkis. Il leur ordonne de débarquer, ce que, bien entendu, ils refusent. Il alerte le corps d'armée de Constantine commandé par le général Ducournau. Peu après, l'ordre tombe : "faites débarquer les harkis de Beni Bechir". Agrippés au bastingage, à tout ce qui se présente, les malheureux implorent les soldats français qui, à coups de crosse, les rejettent vers le quai. « Mais vous voulez notre mort ! » Peu après, tombés entre les mains de l'ALN, ils sont exécutés sur la place Marquet, à quelques centaines de mètres de ce navire dont l'armée française les a chassés », Pierre Montagnon, op. cit., p. 392.
(57) La circulaire Joxe-de Gaulle interdisait le rapatriement des Harkis en France, bien que de nombreux rapports de police avaient mis en garde les autorités françaises sur les risques encourus par les Algériens francophiles dans une Algérie dominée par le FLN. Dans un télégramme confidentiel en date du 16 juin 1962, le « Ministre d'Etat (Louis Joxe) demande à haut-commissaire rappeler que toutes les initiatives individuelles tendant à s'installer métropole français musulmans sont strictement interdites. En aviser d'urgence tous chefs de SAS et commandants d'unité ». Un mois plus tard, le 15 juillet 1962, dans une nouvelle directive, Louis Joxe réagissait en ces termes à divers cas de désobéissance constatés par ses services : « Vous voudrez bien faire rechercher, tant dans l'armée que dans l'administration, les promoteurs et les complices de ces entreprises de rapatriement, et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en métropole, en dehors du plan général. seront renvoyés en Algérie. Je n'ignore pas que ce renvoi peut-être interprété par les propagandistes de l'O.A.S. comme un refus d'assurer l'avenir de ceux qui nous sont restes fidèles. Il conviendra donc d'éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. » Quant aux Algériens en général, de Gaulle avait bien précisé que l’Algérie devenant indépendante, les Algériens cessaient de ce fait d’être Français…
(58) Nul n’a songé à voir la décolonisation franco-africaine comme forme, jamais avouée, d’« apartheid gaullien » organisé à l’échelle intercontinentale. Et pourtant… Au sujet de l’apartheid mis en place par les autorités sud-africaines après la Seconde Guerre mondiale, Christian Graeff, ancien ambassadeur de France en Afrique du Sud, pouvait ainsi noter : « A partir de sa victoire aux élections de 1948, le Parti national (sud-africain) entendait asseoir la domination blanche sur des structures juridiques, économiques et politiques fondées sur la discrimination raciale. La création des bantoustans visait à permettre au pouvoir blanc de se débarrasser des revendications politiques émanant des populations noires à faible potentiel de développement, tout en continuant à disposer d'une main d'œuvre à bon marché ». Graeff, Christian in « L'Afrique du Sud d'hier à demain », Futuribles - analyse et prospective, juin 1995 cité par Claude Féral in La citoyenneté dans La nouvelle Afrique du Sud, Université de La Réunion, Groupe de Recherches sur l’Afrique du Sud (Observatoire de Recherches sur les Anciennes Colonies et leurs liens avec l’Europe – O.R.A.C.L.E.). Remarquons que la définition de l’apartheid sud-africain, soulignée par nous ci-dessus, avec ses visées à la fois politiques et économiques, peut largement s’appliquer à la décolonisation franco-africaine, dans sa conclusion (la prétendue « décolonisation ») et ses suites (néocolonialisme), mais aussi, dans une moindre mesure, et cette fois sur un plan plus exclusivement politique, à ses phases de transition (Loi-cadre Defferre, Communauté). En imposant l’indépendance à ses territoires d’Afrique, en y créant autant d’Etats fantoches, de « Bantoustans » à la française, la Ve République blanciste, tout en désamorçant les revendications égalitaires afin de préserver sa « blanchitude », garda tout de même à disposition un vaste domaine où elle put puiser à loisir matières premières et accessoirement main-d’œuvre bon marché. On mesure ici l’adresse du Général et de ses alliés métropolitains qui, en orchestrant la décolonisation, furent gagnants sur tous les tableaux…
(59) Selon le fameux et amusant schéma de William James : « Dans un premier temps, toute théorie nouvelle est dénoncée comme absurde ; puis elle est admise pour juste, mais évidente et insignifiante ; finalement elle est considérée comme tellement importante que ses adversaires prétendent en être les inventeurs. »
(60) Dans une soirée parisienne dans le 16e arrondissement de Paris, à la fin de l’année 2006, je me trouve à discuter avec un jeune étudiant en Histoire fraîchement débarqué de son Sénégal natal, et préparant une licence en Sorbonne. Comme à mon habitude, je lui expose mes vues sur l’imposture de la décolonisation. Il approuve sans réserve mes assertions et, avec un sourire complice aux lèvres, apporte cette eau à mon moulin : « Chaque fois qu’elle apprend que de nouveaux jeunes sont morts noyés dans de frêles esquifs sur lesquels ils s’embarquent dans l’espoir de gagner clandestinement la France, ma grand-mère me répète : tout cela est bien triste, quand je pense qu’il y a cinquante ans, nous étions Français, et qu’on ne nous a pas permis de le rester ». Intéressé par ces dires, je lui propose de le revoir quelque temps plus tard, histoire de prolonger cette intéressante conversation. Cela fut fait, au jardin du Luxembourg, près de la Sorbonne, la semaine suivante, en compagnie d’un de ses amis. Après une discussion sous les marronniers centenaires, constatant que nous avions des points de vue décidément concordants, je demandai à l’étudiant s’il était disposé à répéter face à une caméra tout ce qu’il venait de m’expliquer, histoire, ensuite, de mettre cette vidéo en ligne sur Internet. Il réfléchit un instant et, un sourire énigmatique aux lèvres, déclina poliment ma proposition. Comme je lui demandai pourquoi il ne voulait pas, en guise de réponse, il me fit un nouveau sourire. Croyant deviner ses raisons, je lui demandai s’il craignait pour sa future carrière. Il me répondit par un hochement de tête accompagné d’un dernier sourire. Je n’insistai pas.
(61) On pourrait invoquer, immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale, les singulières convergences et le quasi synchronisme du wilsonnisme et de la IIIe Internationale, et relever, à la veille de la Révolution d’Octobre 1917, la présence à New York de certaines des plus grandes figures de la Révolution russe, dont Léon Trotsky… On pourrait, aussi, pointer, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’étrange choix du président Roosevelt, qui consista à faire la part belle à l’URSS stalinienne. Faut-il croire qu’une telle option résulta, comme on l’entend dire souvent, du grand âge et de la maladie qui frappait le président américain, ou bien plutôt du calcul, de l’âpre stratégie d’un vieil homme qui n’avait rien perdu de sa sagacité politique ? On sait aujourd’hui que dans l’esprit de Franklin D. Roosevelt, de son aveu-même, l’URSS était une cible bien moins cruciale que les ensembles franco-africain et anglo-africain… Quoi qu’il en soit, force est d’observer qu’en livrant à Staline la moitié de l’Europe, le « plan Roosevelt » prenait, de ce fait, la France et l’Angleterre dans la tenaille soviético-états-unienne… Car tenaille idéologique il y avait bel et bien puisque, au-delà des rivalités de tous ordres qui opposaient les deux supergrands, de fortes convergences les rapprochaient sur la question impériale, qu’elle soit, du moins, française ou britannique… Nul n’ignore aujourd’hui combien les communistes français (PCF) étaient inféodés à Moscou. Le rôle éminent que joua le PCF en faveur du divorce franco-africain, après s’être montré partisan acharné de la répression à Sétif (Algérie, 1945) comme à Madagascar (1947) en tant que membre du gouvernement, trouve ici son explication essentielle. L’espoir de s’emparer du pouvoir en France s’étant définitivement évanoui au cours de l’année 1947-1948 (et, du même coup, celui de voir tomber l’Outre-mer français dans le camp « rouge »…), le PCF et ses relais syndicaux (CGT) cessèrent, sur l’ordre de Staline, non seulement de défendre les positions françaises outre-mer mais, changeant radicalement leur fusil d’épaule, se mirent à intriguer de toutes leurs forces en faveur de l’indépendantisme en Afrique… Quant aux libéraux, à la même époque, ils jouèrent une partition d’inspiration états-unienne, que le grand intellectuel de droite Raymond Aron diffusa en France, en chantre virtuose d’un « complexe hollandais » dont la presse américaine, comme l’a bien montré Charles-Robert Ageron, avait posé dans l’immédiat après-guerre les premiers jalons. Enfin, aux uns et aux autres se joignirent les forces catholiques quant à elles conduites, appuyées et relayées par le Vatican en personne, et ses différents organes et ramifications. L’histoire ne dit pas si, ce faisant, Rome n’agit point en phase avec certains milieux politiques français, déjà soucieux d’esquiver les périls, en particulier religieux, d’une unité franco-africaine par trop égalitaire. L’Afrique, fort musulmane, ne risquait-elle pas de défigurer la fille aînée de l’Eglise ? Au demeurant, François Mauriac, grand intellectuel catholique, fut l’une des figures emblématiques de cette puissante nébuleuse, à laquelle le général de Gaulle n’était, d’ailleurs, pas tout à fait étranger…Quant à ce dernier, justement, difficile de démontrer qu’il agit, lors de son retour aux affaires, en liaison avec les Etats-Unis, comme le murmurent certains. En revanche, ce que l’on peut affirmer, c’est que Charles de Gaulle réalisa pour ainsi dire point par point le projet de Washington concernant le démantèlement de l’ensemble franco-africain, puisqu’il appliqua avec l’Outre-mer une politique exactement conforme à la vision qui prévalait dans l’administration américaine dans les années 1957-1960, et selon un argumentaire directement puisé outre-Atlantique, de surcroît suivant des voies de toute évidence antidémocratiques. Singulièrement, le général de Gaulle tint au plus haut niveau l’administration américaine au courant de sa politique (en la personne de John Foster Dulles puis du président Eisenhower), et bénéficia, de bout en bout, de l’appui US. A ce sujet, voir supra, note 38.
(62) D’ailleurs condisciples et amis à Normale Sup, quelque vingt ans plus tôt…
(63) Rêve que de Gaulle prétendit accomplir, on l’a vu, pour revenir au pouvoir…
(64) Ou afro-français…
(65) Alioune Diop qui écrivait en 1947 : « (...) Or, le développement du monde moderne ne permet à personne ni à aucune civilisation naturelle d'échapper à son emprise. Nous n'avons pas le choix. Nous nous engageons désormais dans une phase héroïque de l'histoire. (...) Nous autres, Africains, nous avons besoin surtout de savoir ce qu'est un idéal, de le choisir et d'y croire librement mais nécessairement, et en fonction de la vie du monde. Nous devons nous saisir des questions qui se posent sur le plan mondial et les penser avec tous, afin de nous retrouver un jour parmi les créateurs d'un ordre nouveau. (...) L'Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais les hommes d'Outre-Mer détiennent d'immenses ressources morales (de la vieille Chine, de l'Inde pensive à la silencieuse Afrique) qui constituent la substance à faire féconder par l'Europe. Nous sommes indispensables les uns aux autres. » « Car il est certain qu'on ne saurait atteindre l'universalisme authentique si, dans sa formation, n'interviennent que des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti par tous les hommes. Il importe seulement que certains déshérités reçoivent de l'Europe, de la France en particulier, les instruments nécessaires à cet édifice à venir. »Et Léopold Sédar Senghor : « Si l’on veut y réfléchir, ce rôle de creuset de culture a toujours été celui de toute grande civilisation, de la française en particulier. Cette usine dévorante qu’est la tête française a besoin, pour ne pas tourner à vide, d’un afflux constant de matière première humaine et d’apports étrangers. » « Depuis la pré-renaissance, la France a reçu, successivement, les apports gréco-latins, italiens, espagnols, anglo-saxons. Depuis le XIXe siècle, c’est l’afflux des éléments « barbares », et j’emploie ce mot avec une humble fierté.» Par leur hauteur de vue et par leur souffle, ces vieilles voix africaines peuvent nous frapper et, presque, nous mettre mal à l’aise, tant elles tranchent avec les frilosités contemporaines et les conceptions ethnocentristes, étriquées voire obscurantistes, que certains semblent tenir aujourd’hui pour le dernier mot de la modernité.
(66) Dans cet ouvrage, lire « Réflexions autour du concept de ‘décolonisation’ » de Simon Mougnol.
(67) Magie des dates…
(68) Dans une vidéo visible sur Internet, on voit Nadine Morano, actuelle secrétaire d’Etat chargée de la Famille et de la Solidarité du gouvernement français, en campagne sur un marché, en France, accompagnée d’un de ses amis, avoir ce dialogue édifiant avec un passant sénégalais :

Le passant sénégalais : « Nous, on a été colonisés par la France, nous avons combattu pour la France, nos grands-parents ont combattu pour la France, et c’est normal qu’on vienne en France.... »

Nadine Morano : « C’est normal que vous veniez en France, mais pas à n’importe quelles conditions. Le Sénégal, c’est votre pays ! »

Le passant sénégalais : « Bien sûr que c’est… »

Nadine Morano : « Ah bah aloooors ! »

L’ami de Nadine Morano : « Vous avez voulu l’indépendance, ce qui est normal… »

Nadine Morano : « Bien sûr ! »

L’ami de Nadine Morano : « Vous êtes indépendants maintenant… »

Nadine Morano : « Vous êtes indépendants…»

Le passant sénégalais : « C’est vrai qu’on est indépendants…Mais pour tout ce qu’on a fait pour la France, il est normal qu’on… »

Nadine Morano : « Bah non, on peut pas accueillir tous les Sénégalais ! »

Source : www.youtube.com
(69) Alpha Blondy, interview à Libération, 27 septembre 1985, cité par Stephen Smith, in Négrologie.
(70) Chaîne traditionnellement très à gauche (« bobo ») réservant ses programmes à qui a les moyens de payer…
(71) Un voyage pourtant parrainé par l’UNESCO : « EXCELLENCE, au moment où le Président de la République, Me Abdoulaye Wade vient d'achever à Paris une visite officielle pendant laquelle ont été magnifiées " l'étroitesse et l'excellence des liens " entre nos deux pays, souffrez que, au rebours des usages diplomatiques auxquels vous êtes plus habitué, je vous pose à contre-courant une question brutale. La question est la suivante : que fait encore la France au Sénégal ? Je partirai d'un fait simplement anecdotique. Père d'un élève en classe de Première, sélectionné par son lycée avec cinq autres jeunes sénégalais pour assister, dans le cadre des Ecoles Associées de l'UNESCO, à la " Rencontre internationale de la Fraternité : le sport au service de la culture et de la paix " qui se tenait à Dinard et Saint-Malo, en France, du 12 au 17 juin 2001, j'ai été étonné de voir avec quel acharnement vos services consulaires ont tenté, jusqu'au dernier moment, de leur refuser un visa. Malgré la lettre officielle de la Commission Nationale Française pour L'UNESCO, datée du 16 mai 2001 à Paris, confirmant l'invitation et la prise en charge intégrale pour le voyage comme pour le séjour de ces jeunes, dont le plus âgé n'a pas encore dix-sept ans et le plus jeune à peine quatorze, malgré les coups de fil et les fax des autorités françaises de tutelle et les multiples démarches de leurs homologues sénégalaises, l'Ambassade de France à Dakar a multiplié les tracasseries de toutes sortes au point de ne laisser partir la délégation que le mercredi 13 juin au soir, qui arrivera donc à Saint-Malo trois jours après l'ouverture de la rencontre et deux jours avant sa clôture ! » Lettre ouverte à l'Ambassadeur de France au Sénégal, Ousseynou Kane, 2001. Source : www.globenet.org
(72) Selon un programme partagé sur le fond par la plupart de ses prédécesseurs de la IVe République, tous partis confondus : Léon Blum, Edouard Herriot, Pierre Pflimlin… Ceux-ci, d’ailleurs, avaient commencé de dégrossir l’ensemble franco-ultramarin, en se dégageant d’Indochine, de Tunisie et du Maroc, faute d’avoir pu se résoudre à envisager d’accorder l’égalité politique pleine et entière à leurs populations.
(73) Cette dernière affirmation, qu’on pourrait croire excessive, est en tout cas partagée par une grande partie des Français aujourd’hui qui, très inquiets pour l’avenir, sont consternés par l’époque, par leurs hauts dirigeants politiques qu’ils jugent essentiellement déconnectés, inutiles ou impuissants, autant que par les « élites » qui, imbues d’elles-mêmes, affichent volontiers leur mépris pour la France « d’en bas ».
(74) Sans voir que ces thèses prétendument anticolonialistes ont en réalité servi le triomphe du néocolonialisme, et la destruction de l’unité franco-africaine… Unité franco-africaine qui, pourtant, aurait dû séduire au premier chef les « internationalistes »…
(75) Ainsi, par exemple, à gauche, Michel Rocard juge le débat « inutile et dangereux » (France Inter, 20 novembre 2009). Et, à droite, Alain Juppé explique : « J’ai manifesté un peu de scepticisme sur l’utilité de ce débat. Sauf si l’on pose la vraie question. Il ne faut pas se cacher la face. Elle est la suivante, la vraie question : est-ce que la France, est-ce que la République française est islamo-compatible ou pas ? » (RTL, 9 décembre 2009) L’un refuse le débat, l’autre le réduit et le limite drastiquement. Dans les deux cas, la dimension historique de la question, pourtant cruciale, se trouve bel et bien évacuée…
(76) Zohra Benguerrah, Abdallah Krouk et Hamid Gouraï, fille et fils de Harkis, assiègent jour et nuit, depuis le 5 mai 2009, l’Assemblée nationale à Paris, afin que Nicolas Sarkozy tienne ses engagements de campagne : « Les Harkis ont cru en la parole de la France, je serai celui qui tiendrai cette parole » ; « Si je suis élu, je veux reconnaître officiellement la responsabilité de la France dans l'abandon et le massacre des Harkis et d'autres milliers de musulmans français qui lui avaient fait confiance. Afin que l'oubli ne les assassine pas une nouvelle fois. ». Elu depuis deux ans et demi, Nicolas Sarkozy n’a pas tenu ses engagements de campagne. Si Nicolas Sarkozy reconnaissait sans fard les responsabilités éminentes de l’Etat français, mais aussi de Charles de Gaulle dans la tragédie des Harkis… S’il avouait qu’il y a cinquante ans, la Ve République blanciste fit le choix de larguer non seulement l’Algérie mais aussi l’Afrique entière par crainte du métissage, en plus de sordides calculs financiers… S’il proclamait, osant reprendre le mot du Général, que la « bougnoulisation » du peuple français et son corollaire, un président noir ou arabo-berbère à l’Elysée, furent la cause fondamentale des indépendances africaines… A coup sûr de tels aveux feraient plutôt mauvais genre dans la France d’aujourd’hui, et probablement l’effet d’une bombe dans le reste du monde… Comment réagiraient Abdelaziz Bouteflika, les Africains et la communauté internationale, notamment le président Obama ? En France, que diraient les intellectuels et la presse, souvent complices de l’imposture ? Quant à la gauche et l’extrême-gauche, se priveraient-elles d’une si belle occasion d’accuser Sarkozy d’être un infâme nostalgique de l’Empire et de l’Algérie Française ? Enfin, les gaullistes « orthodoxes » le lui pardonneraient-ils ? Face aux dangers vertigineux et aux cruelles incertitudes d’une telle configuration, les slogans en forme d’« électrochocs » des trois assiégeurs du Palais Bourbon paraissent bien dérisoires… Et de fait, l’Elysée se claquemure dans le silence depuis un mois et demi. Il est vrai que pour s’engouffrer dans pareil étau idéologique, il faudrait, du moins en apparence, être suicidaire ou un peu tombé sur la tête. Si seulement Sarkozy pouvait vraiment devenir fou…Voir « Trois ‘Harkis’ assiègent le Palais Bourbon, Sarkozy et l’Histoire », 27 juin 2009, Rue89. (www.rue89.com)
(77) En 2008, le cinquantenaire de mai 1958 fut ainsi efficacement occulté, en particulier grâce à l’écran de fumée des 40 ans de mai 68…
(78) « L’amour est mort, ce sont amis que vent emporte, et il ventait devant ma porte, Les emporta… »

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